MOLIERE                            LE BOURGEOIS GENTILHOMME 
                         Comédie -Ballet
ACTEURS
MONSIEUR  JOURDAIN, bourgeois.
MADAME JOURDAIN, sa femme.
LUCILE, fille de M. Jourdain.
NICOLE, servante.
CLÉONTE, amoureux de Lucile.
COVIELLE, valet de Cléonte.
DORANTE, comte, amant de Dorimène.
DORIMÈNE, marquise.
MAÎTRE DE MUSIQUE.
ÉLÈVE DU MAÎTRE DE MUSIQUE.
MAÎTRE À DANSER.
MAÎTRE D'ARMES.
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.
MAÎTRE TAILLEUR.
GARÇON TAILLEUR.
DEUX LAQUAIS.
PLUSIEURS MUSICIENS, MUSICIENNES, JOUEURS D'INSTRUMENTS, DANSEURS, CUISINIERS, GARÇONS TAILLEURS, ET AUTRES PERSONNAGES DES INTERMÈDES ET DU BALLET.
   
MADAME JOURDAIN, sa femme.
LUCILE, fille de M. Jourdain.
NICOLE, servante.
CLÉONTE, amoureux de Lucile.
COVIELLE, valet de Cléonte.
DORANTE, comte, amant de Dorimène.
DORIMÈNE, marquise.
MAÎTRE DE MUSIQUE.
ÉLÈVE DU MAÎTRE DE MUSIQUE.
MAÎTRE À DANSER.
MAÎTRE D'ARMES.
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.
MAÎTRE TAILLEUR.
GARÇON TAILLEUR.
DEUX LAQUAIS.
PLUSIEURS MUSICIENS, MUSICIENNES, JOUEURS D'INSTRUMENTS, DANSEURS, CUISINIERS, GARÇONS TAILLEURS, ET AUTRES PERSONNAGES DES INTERMÈDES ET DU BALLET.
 La scène est à Paris. 
L'ouverture  se fait par un grand assemblage d'instruments; et dans le milieu du théâtre on  voit un élève du Maître de musique, qui compose sur une table un air que le  Bourgeois a demandé pour une sérénade.
ACTE I,  SCÈNE PREMIËRE
MAÎTRE DE  MUSIQUE, MAÎTRE À DANSER, TROIS MUSICIENS, DEUX VIOLONS, QUATRE DANSEURS.
MAÎTRE DE  MUSIQUE, parlant à ses Musiciens.- Venez, entrez dans cette salle, et vous  reposez là, en attendant qu'il vienne.
MAÎTRE À  DANSER, parlant aux Danseurs.- Et vous aussi, de ce côté.
MAÎTRE DE  MUSIQUE,à l'Élève.- Est-ce fait?
L'ÉLÈVE.-  Oui.
MAÎTRE DE  MUSIQUE.- Voyons... Voilà qui est bien.
MAÎTRE À  DANSER.- Est-ce quelque chose de nouveau?
MAÎTRE DE  MUSIQUE.- Oui, c'est un air pour une sérénade, que je lui ai fait composer ici,  en attendant que notre homme fût éveillé.
MAÎTRE À  DANSER.- Peut-on voir ce que c'est?
MAÎTRE DE  MUSIQUE.- Vous l'allez entendre, avec le dialogue, quand il viendra. Il ne  tardera guère.
MAÎTRE À  DANSER.- Nos occupations, à vous, et à moi, ne sont pas petites maintenant.
MAÎTRE DE  MUSIQUE.- Il est vrai. Nous avons trouvé ici un homme comme il nous le faut à  tous deux. Ce nous est une douce rente que ce Monsieur Jourdain, avec les  visions de noblesse et de galanterie qu'il est allé se mettre en tête. Et votre  danse, et ma musique, auraient à souhaiter que tout le monde lui ressemblât.
MAÎTRE À  DANSER.- Non pas entièrement; et je voudrais pour lui, qu'il se connût mieux  qu'il ne fait aux choses que nous lui donnons.
MAÎTRE DE  MUSIQUE.- Il est vrai qu'il les connaît mal, mais il les paye bien; et c'est de  quoi maintenant nos arts ont plus besoin, que de toute autre chose.
MAÎTRE À  DANSER.- Pour moi, je vous l'avoue, je me repais un peu de gloire. Les  applaudissements me touchent; et je tiens que dans tous les beaux arts, c'est un  supplice assez fâcheux, que de se produire à des sots; que d'essuyer sur des  compositions, la barbarie d'un stupide. Il y a plaisir, ne m'en parlez point, à  travailler pour des personnes qui soient capables de sentir les délicatesses  d'un art; qui sachent faire un doux accueil aux beautés d'un ouvrage; et par de  chatouillantes approbations, vous régaler de votre travail. Oui, la récompense  la plus agréable qu'on puisse recevoir des choses que l'on fait, c'est de les  voir connues; de les voir caressées d'un applaudissement qui vous honore. Il n'y  a rien, à mon avis, qui nous paye mieux que cela de toutes nos fatigues; et ce  sont des douceurs exquises, que des louanges éclairées.
MAÎTRE DE  MUSIQUE.- J'en demeure d'accord, et je les goûte comme vous. Il n'y a rien  assurément qui chatouille davantage que les applaudissements que vous dites;  mais cet encens ne fait pas vivre. Des louanges toutes pures, ne mettent point  un homme à son aise: il y faut mêler du solide; et la meilleure façon de louer,  c'est de louer avec les mains:('2').  C'est un homme à la vérité dont les lumières sont petites, qui parle à tort et à  travers de toutes choses, et n'applaudit qu'à contre-sens; mais son argent  redresse les jugements de son esprit. Il a du discernement dans sa bourse. Ses  louanges sont monnayées; et ce bourgeois ignorant, nous vaut mieux, comme vous  voyez, que le grand seigneur éclairé qui nous a introduits ici.
MAÎTRE À  DANSER.- Il y a quelque chose de vrai dans ce que vous dites; mais je trouve que  vous appuyez un peu trop sur l'argent; et l'intérêt est quelque chose de si bas,  qu'il ne faut jamais qu'un honnête homme montre pour lui de l'attachement.
MAÎTRE DE  MUSIQUE.- Vous recevez fort bien pourtant l'argent que notre homme vous donne.
MAÎTRE À  DANSER.- Assurément; mais je n'en fais pas tout mon bonheur, et je voudrais  qu'avec son bien, il eût encore quelque bon goût des choses.
MAÎTRE DE  MUSIQUE.- Je le voudrais aussi, et c'est à quoi nous travaillons tous deux  autant que nous pouvons. Mais en tout cas il nous donne moyen de nous faire  connaître dans le monde; et il payera pour les autres, ce que les autres  loueront pour lui.
MAÎTRE À  DANSER.- Le voilà qui vient.
SCÈNE II
MONSIEUR  JOURDAIN, DEUX LAQUAIS, MAÎTRE DE MUSIQUE, MAÎTRE À DANSER, VIOLONS, MUSICIENS  ET DANSEURS.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Hé bien, Messieurs? Qu'est-ce? Me ferez-vous voir votre petite  drôlerie?
MAÎTRE À  DANSER.- Comment? Quelle petite drôlerie?
MONSIEUR  JOURDAIN.- Eh la... comment appelez-vous cela? Votre prologue, ou dialogue de  chansons et de danse.
MAÎTRE À  DANSER.- Ah, ah.
MAÎTRE DE  MUSIQUE.- Vous nous y voyez préparés.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Je vous ai fait un peu attendre, mais c'est que je me fais habiller  aujourd'hui comme les gens de qualité; et mon tailleur m'a envoyé des bas de  soie:('3') que j'ai pensé ne mettre  jamais.
MAÎTRE DE  MUSIQUE.- Nous ne sommes ici que pour attendre votre loisir.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Je vous prie tous deux de ne vous point en aller, qu'on ne m'ait  apporté mon habit, afin que vous me puissiez voir.
MAÎTRE À  DANSER.- Tout ce qu'il vous plaira.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Vous me verrez équipé comme il faut, depuis les pieds jusqu'à la  tête.
MAÎTRE DE  MUSIQUE.- Nous n'en doutons point.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Je me suis fait faire cette indienne-ci:('4').
MAÎTRE À  DANSER.- Elle est fort belle.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Mon tailleur m'a dit que les gens de qualité étaient comme cela le  matin.
MAÎTRE DE  MUSIQUE.- Cela vous sied à merveille.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Laquais, holà, mes deux laquais.
PREMIER  LAQUAIS.- Que voulez-vous, Monsieur?
MONSIEUR  JOURDAIN.- Rien. C'est pour voir si vous m'entendez bien. Aux deux Maîtres. Que  dites-vous de mes livrées?
MAÎTRE À  DANSER.- Elles sont magnifiques.
MONSIEUR  JOURDAIN. Il entr'ouvre sa robe, et fait voir un haut-de-chausses étroit de  velours rouge, et une camisole de velours vert, dont il est vêtu.- Voici encore  un petit déshabillé pour faire le matin mes exercices.
MAÎTRE DE  MUSIQUE.- Il est galant.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Laquais.
PREMIER  LAQUAIS.- Monsieur.
MONSIEUR  JOURDAIN.- L'autre laquais.
SECOND  LAQUAIS.- Monsieur.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Tenez ma robe. Me trouvez-vous bien comme cela?
MAÎTRE À  DANSER.- Fort bien. On ne peut pas mieux.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Voyons un peu votre affaire.
MAÎTRE DE  MUSIQUE.- Je voudrais bien auparavant vous faire entendre un air qu'il vient de  composer pour la sérénade que vous m'avez demandée. C'est un de mes écoliers,  qui a pour ces sortes de choses un talent admirable.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Oui; mais il ne fallait pas faire faire cela par un écolier; et vous  n'étiez pas trop bon vous-même pour cette besogne-là.
MAÎTRE DE  MUSIQUE.- Il ne faut pas, Monsieur, que le nom d'écolier vous abuse. Ces sortes  d'écoliers en savent autant que les plus grands maîtres, et l'air est aussi beau  qu'il s'en puisse faire. Écoutez seulement.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Donnez-moi ma robe pour mieux entendre... Attendez, je crois que je  serai mieux sans robe... Non, redonnez-la-moi, cela ira mieux.
MUSICIEN,  chantant:('5').- Je languis nuit et  jour, et mon mal est extrême,
Depuis qu'à vos rigueurs vos beaux yeux m'ont soumis:
Si vous traitez ainsi, belle Iris, qui vous aime,
Hélas! que pourriez-vous faire à vos ennemis?
Depuis qu'à vos rigueurs vos beaux yeux m'ont soumis:
Si vous traitez ainsi, belle Iris, qui vous aime,
Hélas! que pourriez-vous faire à vos ennemis?
MONSIEUR  JOURDAIN.- Cette chanson me semble un peu lugubre, elle endort, et je voudrais:('6')  que vous la pussiez un peu ragaillardir par-ci, par-là.
MAÎTRE DE  MUSIQUE.- Il faut, Monsieur, que l'air soit accommodé aux paroles.
MONSIEUR  JOURDAIN.- On m'en apprit un tout à fait joli il y a quelque temps. Attendez...  Là... comment est-ce qu'il dit?
MAÎTRE À  DANSER.- Par ma foi, je ne sais.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Il y a du mouton dedans.
MAÎTRE À  DANSER.- Du mouton?
MONSIEUR  JOURDAIN.- Oui. Ah.
Monsieur Jourdain chante.
Je croyais Janneton
Aussi douce que belle;
Je croyais Janneton
Plus douce qu'un mouton:
Hélas! hélas!
Elle est cent fois, mille fois plus cruelle,
Que n'est le tigre aux bois.
Monsieur Jourdain chante.
Je croyais Janneton
Aussi douce que belle;
Je croyais Janneton
Plus douce qu'un mouton:
Hélas! hélas!
Elle est cent fois, mille fois plus cruelle,
Que n'est le tigre aux bois.
N'est-il  pas joli:('7')?
MAÎTRE DE  MUSIQUE.- Le plus joli du monde.
MAÎTRE À  DANSER.- Et vous le chantez bien.
MONSIEUR  JOURDAIN.- C'est sans avoir appris la musique.
MAÎTRE DE  MUSIQUE.- Vous devriez l'apprendre, Monsieur, comme vous faites la danse. Ce  sont deux arts qui ont une étroite liaison ensemble.
MAÎTRE À  DANSER.- Et qui ouvrent l'esprit d'un homme aux belles choses.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Est-ce que les gens de qualité apprennent aussi la musique?
MAÎTRE DE  MUSIQUE.- Oui, Monsieur.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Je l'apprendrai donc. Mais je ne sais quel temps je pourrai prendre;  car outre le Maître d'armes qui me montre, j'ai arrêté:('8')  encore un Maître de philosophie qui doit commencer ce matin.
MAÎTRE DE  MUSIQUE.- La philosophie est quelque chose; mais la musique, Monsieur, la  musique...
MAÎTRE À  DANSER.- La musique et la danse... La musique et la danse, c'est là tout ce  qu'il faut.
MAÎTRE DE  MUSIQUE.- Il n'y a rien qui soit si utile dans un État, que la musique.
MAÎTRE À  DANSER.- Il n'y a rien qui soit si nécessaire aux hommes, que la danse.
MAÎTRE DE  MUSIQUE.- Sans la musique, un État ne peut subsister.
MAÎTRE À  DANSER.- Sans la danse, un homme ne saurait rien faire.
MAÎTRE DE  MUSIQUE.- Tous les désordres, toutes les guerres qu'on voit dans le monde,  n'arrivent que pour n'apprendre pas la musique.
MAÎTRE À  DANSER.- Tous les malheurs des hommes, tous les revers funestes dont les  histoires sont remplies, les bévues des politiques, et les manquements:('9')  des grands capitaines, tout cela n'est venu que faute de savoir danser.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Comment cela?
MAÎTRE DE  MUSIQUE.- La guerre ne vient-elle pas d'un manque d'union entre les hommes?
MONSIEUR  JOURDAIN.- Cela est vrai.
MAÎTRE DE  MUSIQUE.- Et si tous les hommes apprenaient la musique, ne serait-ce pas le  moyen de s'accorder ensemble, et de voir dans le monde la paix universelle?
MONSIEUR  JOURDAIN.- Vous avez raison.
MAÎTRE À  DANSER.- Lorsqu'un homme a commis un manquement dans sa conduite, soit aux  affaires de sa famille, ou au gouvernement d'un État, ou au commandement d'une  armée, ne dit-on pas toujours: "Un tel a fait un mauvais pas dans une telle  affaire:('10')"?
MONSIEUR  JOURDAIN.- Oui, on dit cela.
MAÎTRE À  DANSER.- Et faire un mauvais pas, peut-il procéder d'autre chose que de ne  savoir pas danser?
MONSIEUR  JOURDAIN.- Cela est vrai, vous avez raison tous deux.
MAÎTRE À  DANSER.- C'est pour vous faire voir l'excellence et l'utilité de la danse et de  la musique.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Je comprends cela à cette heure.
MAÎTRE DE  MUSIQUE.- Voulez-vous voir nos deux affaires?
MONSIEUR  JOURDAIN.- Oui.
MAÎTRE DE  MUSIQUE.- Je vous l'ai déjà dit, c'est un petit essai que j'ai fait autrefois  des diverses passions que peut exprimer la musique.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Fort bien.
MAÎTRE DE  MUSIQUE.- Allons, avancez. Il faut vous figurer qu'ils sont habillés en bergers.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Pourquoi toujours des bergers? On ne voit que cela partout.
MAÎTRE À  DANSER.- Lorsqu'on a des personnes à faire parler en musique, il faut bien que  pour la vraisemblance on donne dans la bergerie. Le chant a été de tout temps  affecté aux bergers; et il n'est guère naturel en dialogue, que des princes, ou  des bourgeois chantent leurs passions.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Passe, passe. Voyons.
 DIALOGUE EN MUSIQUE
UNE  MUSICIENNE ET DEUX MUSICIENS:('11')
Un cœur,  dans l'amoureux empire,
De mille soins est toujours agité:
On dit qu'avec plaisir on languit, on soupire;
Mais, quoi qu'on puisse dire,
Il n'est rien de si doux que notre liberté.
De mille soins est toujours agité:
On dit qu'avec plaisir on languit, on soupire;
Mais, quoi qu'on puisse dire,
Il n'est rien de si doux que notre liberté.
PREMIER  MUSICIEN 
Il n'est  rien de si doux que les tendres ardeurs
Qui font vivre deux cœurs
Dans une même envie:
On ne peut être heureux sans amoureux désirs;
Ôtez l'amour de la vie,
Vous en ôtez les plaisirs.
Qui font vivre deux cœurs
Dans une même envie:
On ne peut être heureux sans amoureux désirs;
Ôtez l'amour de la vie,
Vous en ôtez les plaisirs.
SECOND  MUSICIEN 
Il  serait doux d'entrer sous l'amoureuse loi,
Si l'on trouvait en amour de la foi:
Mais hélas, ô rigueur cruelle,
On ne voit point de bergère fidèle;
Et ce sexe inconstant, trop indigne du jour,
Doit faire pour jamais renoncer à l'amour.
Si l'on trouvait en amour de la foi:
Mais hélas, ô rigueur cruelle,
On ne voit point de bergère fidèle;
Et ce sexe inconstant, trop indigne du jour,
Doit faire pour jamais renoncer à l'amour.
PREMIER  MUSICIEN 
Aimable  ardeur!
MUSICIENNE 
 Franchise:('12') heureuse!
SECOND  MUSICIEN 
Sexe  trompeur!
PREMIER  MUSICIEN 
Que tu  m'es précieuse!
MUSICIENNE 
Que tu  plais à mon cœur!
SECOND  MUSICIEN 
Que tu  me fais d'horreur!
PREMIER  MUSICIEN 
Ah!  quitte pour aimer, cette haine mortelle!
MUSICIENNE 
On peut,  on peut te montrer
Une bergère fidèle.
Une bergère fidèle.
SECOND  MUSICIEN 
Hélas!  où la rencontrer?
MUSICIENNE 
Pour  défendre notre gloire,
Je te veux offrir mon cœur.
Je te veux offrir mon cœur.
SECOND  MUSICIEN 
Mais,  bergère, puis-je croire
Qu'il ne sera point trompeur?
Qu'il ne sera point trompeur?
MUSICIENNE 
Voyons  par expérience
Qui des deux aimera mieux.
Qui des deux aimera mieux.
SECOND  MUSICIEN 
Qui  manquera de constance,
Le puissent perdre les Dieux.
Le puissent perdre les Dieux.
TOUS TROIS 
À des  ardeurs si belles
Laissons-nous enflammer;
Ah! qu'il est doux d'aimer,
Quand deux cœurs sont fidèles!
Laissons-nous enflammer;
Ah! qu'il est doux d'aimer,
Quand deux cœurs sont fidèles!
MONSIEUR  JOURDAIN.- Est-ce tout?
MAÎTRE DE  MUSIQUE.- Oui.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Je trouve cela bien troussé, et il y a là dedans de petits dictons:('13')  assez jolis.
MAÎTRE À  DANSER.- Voici pour mon affaire, un petit essai des plus beaux mouvements, et  des plus belles attitudes dont une danse puisse être variée.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Sont-ce encore des bergers?
MAÎTRE À  DANSER.- C'est ce qu'il vous plaira. Allons.
Quatre  danseurs exécutent tous les mouvements différents, et toutes les sortes de pas  que le Maître à Danser leur commande; et cette danse fait le premier intermède.
ACTE II,  SCÈNE PREMIÈRE
MONSIEUR  JOURDAIN, MAÎTRE DE MUSIQUE, MAÎTRE À DANSER, LAQUAIS.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Voilà qui n'est point sot, et ces gens-là se trémoussent bien.
MAÎTRE DE  MUSIQUE.- Lorsque la danse sera mêlée avec la musique, cela fera plus d'effet  encore, et vous verrez quelque chose de galant dans le petit ballet que nous  avons ajusté pour vous.
MONSIEUR  JOURDAIN.- C'est pour tantôt au moins:('14');  et la personne pour qui j'ai fait faire tout cela, me doit faire l'honneur de  venir dîner céans.
MAÎTRE À  DANSER.- Tout est prêt.
MAÎTRE DE  MUSIQUE.- Au reste, Monsieur, ce n'est pas assez, il faut qu'une personne comme  vous, qui êtes magnifique, et qui avez de l'inclination pour les belles choses,  ait un concert de musique chez soi tous les mercredis, ou tous les jeudis.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Est-ce que les gens de qualité en ont?
MAÎTRE DE  MUSIQUE.- Oui, Monsieur.
MONSIEUR  JOURDAIN.- J'en aurai donc. Cela sera-t-il beau?
MAÎTRE DE  MUSIQUE.- Sans doute. Il vous faudra trois voix, un dessus:('15'),  une haute-contre, et une basse, qui seront accompagnées d'une basse de viole:('16'),  d'un théorbe:('17'), et d'un clavecin  pour les basses continues, avec deux dessus de violon pour jouer les ritornelles.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Il y faudra mettre aussi une trompette marine:('18').  La trompette marine est un instrument qui me plaît, et qui est harmonieux.
MAÎTRE DE  MUSIQUE.- Laissez-nous gouverner les choses.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Au moins, n'oubliez pas tantôt de m'envoyer des musiciens, pour  chanter à table.
MAÎTRE DE  MUSIQUE.- Vous aurez tout ce qu'il vous faut.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Mais surtout, que le ballet soit beau.
MAÎTRE DE  MUSIQUE.- Vous en serez content, et entre autres choses de certains menuets que  vous y verrez.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Ah les menuets:('19') sont ma  danse, et je veux que vous me les voyiez danser. Allons, mon maître.
MAÎTRE À  DANSER.- Un chapeau, Monsieur, s'il vous plaît. La, la, la; la, la, la, la, la,  la; la, la, la, bis; la, la, la; la, la. En cadence, s'il vous plaît. La, la,  la, la. La jambe droite. La, la, la. Ne remuez point tant les épaules. La, la,  la, la, la; la, la, la, la, la. Vos deux bras sont estropiés. La, la, la, la,  la. Haussez la tête. Tournez la pointe du pied en dehors. La, la, la. Dressez  votre corps.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Euh?
MAÎTRE DE  MUSIQUE.- Voilà qui est le mieux du monde.
MONSIEUR  JOURDAIN.- À propos. Apprenez-moi comme il faut faire une révérence pour saluer  une marquise; j'en aurai besoin tantôt.
MAÎTRE À  DANSER.- Une révérence pour saluer une marquise?
MONSIEUR  JOURDAIN.- Oui. une marquise qui s'appelle Dorimène.
MAÎTRE À  DANSER.- Donnez-moi la main.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Non. Vous n'avez qu'à faire, je le retiendrai bien.
MAÎTRE À  DANSER.- Si vous voulez la saluer avec beaucoup de respect, il faut faire  d'abord une révérence en arrière, puis marcher vers elle avec trois révérences  en avant, et à la dernière vous baisser jusqu'à ses genoux.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Faites un peu? Bon.
PREMIER  LAQUAIS.- Monsieur, voilà votre maître d'armes qui est là:('20').
MONSIEUR  JOURDAIN.- Dis-lui qu'il entre ici pour me donner leçon. Je veux que vous me  voyiez faire.
SCÈNE II
MAÎTRE D'ARMES,  MAÎTRE DE MUSIQUE, MAÎTRE À DANSER, MONSIEUR JOURDAIN, DEUX LAQUAIS.
MAÎTRE D'ARMES,  après lui avoir mis le fleuret à la main.- Allons, Monsieur, la révérence. Votre  corps droit. Un peu penché sur la cuisse gauche. Les jambes point tant écartées.  Vos pieds sur une même ligne. Votre poignet à l'opposite de votre hanche. La  pointe de votre épée vis-à-vis de votre épaule. Le bras pas tout à fait si  étendu. La main gauche à la hauteur de l'œil. L'épaule gauche plus quartée:('21').  La tête droite. Le regard assuré. Avancez. Le corps ferme. Touchez-moi l'épée de  quarte, et achevez de même. Une, deux. Remettez-vous. Redoublez de pied ferme.  Un saut:('22') en arrière. Quand vous  portez la botte:('23'), Monsieur, il  faut que l'épée parte la première, et que le corps soit bien effacé. Une, deux.  Allons, touchez-moi l'épée de tierce, et achevez de même. Avancez. Le corps  ferme. Avancez. Partez de là. Une, deux. Remettez-vous. Redoublez. Un saut:('24')  en arrière. En garde, Monsieur, en garde.
Le Maître  d'armes lui pousse deux ou trois bottes, en lui disant, "En garde".
MONSIEUR  JOURDAIN.- Euh?
MAÎTRE DE  MUSIQUE.- Vous faites des merveilles.
MAÎTRE D'ARMES.-  Je vous l'ai déjà dit; tout le secret des armes ne consiste qu'en deux choses, à  donner, et à ne point recevoir: et comme je vous fis voir l'autre jour par  raison démonstrative, il est impossible que vous receviez, si vous savez  détourner l'épée de votre ennemi de la ligne de votre corps; ce qui ne dépend  seulement que d'un petit mouvement du poignet ou en dedans, ou en dehors.
MONSIEUR  JOURDAIN.- De cette façon donc un homme, sans avoir du cœur:('25'),  est sûr de tuer son homme, et de n'être point tué.
MAÎTRE D'ARMES.-  Sans doute. N'en vîtes-vous pas la démonstration?
MONSIEUR  JOURDAIN.- Oui.
MAÎTRE D'ARMES.-  Et c'est en quoi l'on voit de quelle considération nous autres nous devons être  dans un État:('26'), et combien la  science des armes l'emporte hautement sur toutes les autres sciences inutiles,  comme la danse, la musique, la...
MAÎTRE À  DANSER.- Tout beau, Monsieur le tireur d'armes. Ne parlez de la danse qu'avec  respect.
MAÎTRE DE  MUSIQUE.- Apprenez, je vous prie, à mieux traiter l'excellence de la musique.
MAÎTRE D'ARMES.-  Vous êtes de plaisantes gens, de vouloir comparer vos sciences à la mienne!
MAÎTRE DE  MUSIQUE.- Voyez un peu l'homme d'importance!
MAÎTRE À  DANSER.- Voilà un plaisant animal, avec son plastron!
MAÎTRE D'ARMES.-  Mon petit maître à danser, je vous ferais danser comme il faut. Et vous, mon  petit musicien, je vous ferais chanter de la belle manière.
MAÎTRE À  DANSER.- Monsieur le batteur de fer, je vous apprendrai votre métier.
MONSIEUR  JOURDAIN, au Maître à danser.- Ètes-vous fou de l'aller quereller, lui qui  entend la tierce et la quarte, et qui sait tuer un homme par raison  démonstrative?
MAÎTRE À  DANSER.- Je me moque de sa raison démonstrative, et de sa tierce, et de sa  quarte.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Tout doux, vous dis-je.
MAÎTRE D'ARMES.-  Comment? petit impertinent.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Eh mon Maître d'armes.
MAÎTRE À  DANSER.- Comment? grand cheval de carrosse.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Eh mon Maître à danser.
MAÎTRE D'ARMES.-  Si je me jette sur vous...
MONSIEUR  JOURDAIN.- Doucement.
MAÎTRE À  DANSER.- Si je mets sur vous la main...
MONSIEUR  JOURDAIN.- Tout beau.
MAÎTRE D'ARMES.-  Je vous étrillerai d'un air...
MONSIEUR  JOURDAIN.- De grâce.
MAÎTRE À  DANSER.- Je vous rosserai d'une manière...
MONSIEUR  JOURDAIN.- Je vous prie.
MAÎTRE DE  MUSIQUE.- Laissez-nous un peu lui apprendre à parler.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Mon Dieu. arrêtez-vous.
SCÈNE III
MAÎTRE DE  PHILOSOPHIE, MAÎTRE DE MUSIQUE, MAÎTRE À DANSER, MAÎTRE D'ARMES, MONSIEUR  JOURDAIN, LAQUAIS.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Holà, Monsieur le philosophe, vous arrivez tout à propos avec votre  philosophie. Venez un peu mettre la paix entre ces personnes-ci.
MAÎTRE DE  PHILOSOPHIE.- Qu'est-ce donc? Qu'y a-t-il, Messieurs?
MONSIEUR  JOURDAIN.- Ils se sont mis en colère pour la préférence de leurs professions,  jusqu'à se dire des injures, et en vouloir venir aux mains.
MAÎTRE DE  PHILOSOPHIE.- Hé quoi, Messieurs, faut-il s'emporter de la sorte? et n'avez-vous  point lu le docte traité que Sénèque a composé, de la colère? Y a-t-il rien de  plus bas et de plus honteux, que cette passion, qui fait d'un homme une bête  féroce? et la raison ne doit-elle pas être maîtresse de tous nos mouvements?
MAÎTRE À  DANSER.- Comment, Monsieur, il vient nous dire des injures à tous deux, en  méprisant la danse que j'exerce, et la musique dont il fait profession?
MAÎTRE DE  PHILOSOPHIE.- Un homme sage est au-dessus de toutes les injures qu'on lui peut  dire; et la grande réponse qu'on doit faire aux outrages, c'est la modération,  et la patience.
MAÎTRE D'ARMES.-  Ils ont tous deux l'audace, de vouloir comparer leurs professions à la mienne.
MAÎTRE DE  PHILOSOPHIE.- Faut-il que cela vous émeuve? Ce n'est pas de vaine gloire, et de  condition:('27'), que les hommes doivent  disputer entre eux; et ce qui nous distingue parfaitement les uns des autres,  c'est la sagesse, et la vertu.
MAÎTRE À  DANSER.- Je lui soutiens que la danse est une science à laquelle on ne peut  faire assez d'honneur.
MAÎTRE DE  MUSIQUE.- Et moi, que la musique en est une que tous les siècles ont révérée.
MAÎTRE D'ARMES.-  Et moi, je leur soutiens à tous deux, que la science de tirer des armes, est la  plus belle et la plus nécessaire de toutes les sciences.
MAÎTRE DE  PHILOSOPHIE.- Et que sera donc la philosophie? Je vous trouve tous trois bien  impertinents, de parler devant moi avec cette arrogance; et de donner  impudemment le nom de science à des choses que l'on ne doit pas même honorer du  nom d'art, et qui ne peuvent être comprises que sous le nom de métier misérable  de gladiateur, de chanteur, et de baladin!
MAÎTRE D'ARMES.-  Allez, philosophe de chien.
MAÎTRE DE  MUSIQUE.- Allez, belître:('28') de  pédant.
MAÎTRE À  DANSER.- Allez, cuistre fieffé.
MAÎTRE DE  PHILOSOPHIE.- Comment? marauds que vous êtes...
Le  philosophe se jette sur eux, et tous trois le chargent de coups, et sortent en  se battant.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Monsieur le philosophe.
MAÎTRE DE  PHILOSOPHIE.- Infâmes! coquins! insolents!
MONSIEUR  JOURDAIN.- Monsieur le philosophe.
MAÎTRE D'ARMES.-  La peste l'animal!
MONSIEUR  JOURDAIN.- Messieurs.
MAÎTRE DE  PHILOSOPHIE.- Impudents!
MONSIEUR  JOURDAIN.- Monsieur le philosophe.
MAÎTRE À  DANSER.- Diantre soit de l'âne bâté!
MONSIEUR  JOURDAIN.- Messieurs.
MAÎTRE DE  PHILOSOPHIE.- Scélérats!
MONSIEUR  JOURDAIN.- Monsieur le philosophe.
MAÎTRE DE  MUSIQUE.- Au diable l'impertinent.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Messieurs.
MAÎTRE DE  PHILOSOPHIE.- Fripons! gueux! traîtres! imposteurs!
Ils  sortent.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Monsieur le Philosophe, Messieurs, Monsieur le Philosophe, Messieurs,  Monsieur le Philosophe. Oh battez-vous tant qu'il vous plaira, je n'y saurais  que faire, et je n'irai pas gâter ma robe pour vous séparer. Je serais bien fou,  de m'aller fourrer parmi eux, pour recevoir quelque coup qui me ferait mal.
SCÈNE IV
MAÎTRE DE  PHILOSOPHIE, MONSIEUR JOURDAIN.
MAÎTRE DE  PHILOSOPHIE,en raccommodant son collet.- Venons à notre leçon.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Ah! Monsieur, je suis fâché des coups qu'ils vous ont donnés.
MAÎTRE DE  PHILOSOPHIE.- Cela n'est rien. Un philosophe sait recevoir comme il faut les  choses, et je vais composer contre eux une satire du style de Juvénal, qui les  déchirera de la belle façon. Laissons cela. Que voulez-vous apprendre?
MONSIEUR  JOURDAIN.- Tout ce que je pourrai, car j'ai toutes les envies du monde d'être  savant, et j'enrage que mon père et ma mère ne m'aient pas fait bien étudier  dans toutes les sciences, quand j'étais jeune.
MAÎTRE DE  PHILOSOPHIE.- Ce sentiment est raisonnable, Nam sine doctrina vita est quasi  mortis imago. Vous entendez cela, et vous savez le latin sans doute.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Oui, mais faites comme si je ne le savais pas. Expliquez-moi ce que  cela veut dire.
MAÎTRE DE  PHILOSOPHIE.- Cela veut dire que sans la science, la vie est presque une image  de la mort.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Ce latin-là a raison.
MAÎTRE DE  PHILOSOPHIE.- N'avez-vous point quelques principes, quelques commencements des  sciences?
MONSIEUR  JOURDAIN.- Oh oui, je sais lire et écrire.
MAÎTRE DE  PHILOSOPHIE.- Par où vous plaît-il que nous commencions? Voulez-vous que je vous  apprenne la logique?
MONSIEUR  JOURDAIN.- Qu'est-ce que c'est que cette logique?
MAÎTRE DE  PHILOSOPHIE.- C'est elle qui enseigne les trois opérations de l'esprit:('29').
MONSIEUR  JOURDAIN.- Qui sont-elles, ces trois opérations de l'esprit?
MAÎTRE DE  PHILOSOPHIE.- La première, la seconde, et la troisième. La première est, de bien  concevoir par le moyen des universaux. La seconde, de bien juger par le moyen  des catégories: et la troisième, de bien tirer une conséquence par le moyen des  figures. Barbara, celarent, darii, ferio, baralipton, etc.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Voilà des mots qui sont trop rébarbatifs. Cette logique-là ne me  revient point. Apprenons autre chose qui soit plus joli.
MAÎTRE DE  PHILOSOPHIE.- Voulez-vous apprendre la morale?
MONSIEUR  JOURDAIN.- La morale?
MAÎTRE DE  PHILOSOPHIE.- Oui.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Qu'est-ce qu'elle dit cette morale?
MAÎTRE DE  PHILOSOPHIE.- Elle traite de la félicité; enseigne aux hommes à modérer leurs  passions, et...
MONSIEUR  JOURDAIN.- Non, laissons cela. Je suis bilieux comme tous les diables; et il n'y  a morale qui tienne, je me veux mettre en colère tout mon soûl, quand il m'en  prend envie.
MAÎTRE DE  PHILOSOPHIE.- Est-ce la physique que vous voulez apprendre?
MONSIEUR  JOURDAIN.- Qu'est-ce qu'elle chante cette physique?
MAÎTRE DE  PHILOSOPHIE.- La physique est celle qui explique les principes des choses  naturelles, et les propriétés du corps; qui discourt de la nature des éléments,  des métaux, des minéraux, des pierres, des plantes, et des animaux, et nous  enseigne les causes de tous les météores, l'arc-en-ciel, les feux volants:('30'),  les comètes, les éclairs, le tonnerre, la foudre, la pluie, la neige, la grêle,  les vents, et les tourbillons.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Il y a trop de tintamarre là dedans, trop de brouillamini.
MAÎTRE DE  PHILOSOPHIE.- Que voulez-vous donc que je vous apprenne?
MONSIEUR  JOURDAIN.- Apprenez-moi l'orthographe.
MAÎTRE DE  PHILOSOPHIE.- Très volontiers.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Après vous m'apprendrez l'almanach, pour savoir quand il y a de la  lune, et quand il n'y en a point.
MAÎTRE DE  PHILOSOPHIE.- Soit. Pour bien suivre votre pensée, et traiter cette matière en  philosophe, il faut commencer selon l'ordre des choses, par une exacte  connaissance de la nature des lettres, et de la différente manière de les  prononcer toutes. Et là-dessus j'ai à vous dire, que les lettres sont divisées  en voyelles, ainsi dites voyelles, parce qu'elles expriment les voix; et en  consonnes, ainsi appelées consonnes, parce qu'elles sonnent avec les voyelles,  et ne font que marquer les diverses articulations des voix. Il y a cinq  voyelles, ou voix, A, E, I, O, U.
MONSIEUR  JOURDAIN.- J'entends tout cela.
MAÎTRE DE  PHILOSOPHIE.- La voix, A, se forme en ouvrant fort la bouche, A:('31').
MONSIEUR  JOURDAIN.- A, A, Oui.
MAÎTRE DE  PHILOSOPHIE.- La voix, E, se forme en rapprochant la mâchoire d'en bas de celle  d'en haut, A, E.
MONSIEUR  JOURDAIN.- A, E, A, E. Ma foi oui. Ah que cela est beau!
MAÎTRE DE  PHILOSOPHIE.- Et la voix, I, en rapprochant encore davantage les mâchoires l'une  de l'autre, et écartant les deux coins de la bouche vers les oreilles, A, E, I.
MONSIEUR  JOURDAIN.- A, E, I, I, I, I. Cela est vrai. Vive la science.
MAÎTRE DE  PHILOSOPHIE.- La voix, O, se forme en rouvrant les mâchoires, et rapprochant les  lèvres par les deux coins, le haut et le bas, O.
MONSIEUR  JOURDAIN.- O, O. Il n'y a rien de plus juste. A, E, I, O, I, O. Cela est  admirable! I, O, I, O.
MAÎTRE DE  PHILOSOPHIE.- L'ouverture de la bouche fait justement comme un petit rond qui  représente un O.
MONSIEUR  JOURDAIN.- O, O, O. Vous avez raison, O. Ah la belle chose, que de savoir  quelque chose!
MAÎTRE DE  PHILOSOPHIE.- La voix, U, se forme en rapprochant les dents sans les joindre  entièrement, et allongeant les deux lèvres en dehors, les approchant aussi l'une  de l'autre sans les rejoindre tout à fait, U.
MONSIEUR  JOURDAIN.- U, U. Il n'y a rien de plus véritable, U.
MAÎTRE DE  PHILOSOPHIE.- Vos deux lèvres s'allongent comme si vous faisiez la moue: d'où  vient que si vous la voulez faire à quelqu'un, et vous moquer de lui, vous ne  sauriez lui dire que U.
MONSIEUR  JOURDAIN.- U, U. Cela est vrai. Ah que n'ai-je étudié plus tôt, pour savoir tout  cela.
MAÎTRE DE  PHILOSOPHIE.- Demain, nous verrons les autres lettres, qui sont les consonnes.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Est-ce qu'il y a des choses aussi curieuses qu'à celles-ci?
MAÎTRE DE  PHILOSOPHIE.- Sans doute. La consonne, D, par exemple, se prononce en donnant du  bout de la langue au-dessus des dents d'en haut: DA.
MONSIEUR  JOURDAIN.- DA, DA. Oui. Ah les belles choses! les belles choses!
MAÎTRE DE  PHILOSOPHIE.- L'F, en appuyant les dents d'en haut sur la lèvre de dessous, FA.
MONSIEUR  JOURDAIN.- FA, FA. C'est la vérité. Ah! mon père, et ma mère, que je vous veux  de mal!
MAÎTRE DE  PHILOSOPHIE.- Et l'R, en portant le bout de la langue jusqu'au haut du palais;  de sorte qu'étant frôlée par l'air qui sort avec force, elle lui cède, et  revient toujours au même endroit, faisant une manière de tremblement, RRA.
MONSIEUR  JOURDAIN.- R, R, RA; R, R, R, R, R, RA. Cela est vrai. Ah l'habile homme que  vous êtes! et que j'ai perdu de temps! R, r, r, ra.
MAÎTRE DE  PHILOSOPHIE.- Je vous expliquerai à fond toutes ces curiosités.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Je vous en prie. Au reste il faut que je vous fasse une confidence.  Je suis amoureux d'une personne de grande qualité, et je souhaiterais que vous  m'aidassiez à lui écrire quelque chose dans un petit billet que je veux laisser  tomber à ses pieds.
MAÎTRE DE  PHILOSOPHIE.- Fort bien.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Cela sera galant, oui.
MAÎTRE DE  PHILOSOPHIE.- Sans doute. Sont-ce des vers que vous lui voulez écrire?
MONSIEUR  JOURDAIN.- Non, non, point de vers.
MAÎTRE DE  PHILOSOPHIE.- Vous ne voulez que de la prose?
MONSIEUR  JOURDAIN.- Non, je ne veux ni prose, ni vers.
MAÎTRE DE  PHILOSOPHIE.- Il faut bien que ce soit l'un, ou l'autre.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Pourquoi?
MAÎTRE DE  PHILOSOPHIE.- Par la raison, Monsieur, qu'il n'y a pour s'exprimer, que la  prose, ou les vers.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Il n'y a que la prose, ou les vers?
MAÎTRE DE  PHILOSOPHIE.- Non, Monsieur: tout ce qui n'est point prose, est vers; et tout ce  qui n'est point vers, est prose.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Et comme l'on parle, qu'est-ce que c'est donc que cela?
MAÎTRE DE  PHILOSOPHIE.- De la prose.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Quoi, quand je dis: "Nicole, apportez-moi mes pantoufles, et me  donnez mon bonnet de nuit:('32')", c'est  de la prose?
MAÎTRE DE  PHILOSOPHIE.- Oui, Monsieur.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Par ma foi, il y a plus de quarante ans que je dis de la prose, sans  que j'en susse rien; et je vous suis le plus obligé du monde, de m'avoir appris  cela. Je voudrais donc lui mettre dans un billet: Belle Marquise, vos beaux  yeux me font mourir d'amour; mais je voudrais que cela fût mis d'une manière  galante; que cela fût tourné gentiment.
MAÎTRE DE  PHILOSOPHIE.- Mettre que les feux de ses yeux réduisent votre cœur en cendres;  que vous souffrez nuit et jour pour elle les violences d'un...
MONSIEUR  JOURDAIN.- Non, non, non, je ne veux point tout cela; je ne veux que ce que je  vous ai dit: Belle Marquise, vos beaux yeux me font mourir d'amour.
MAÎTRE DE  PHILOSOPHIE.- Il faut bien étendre un peu la chose.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Non, vous dis-je, je ne veux que ces seules paroles-là dans le  billet; mais tournées à la mode, bien arrangées comme il faut. Je vous prie de  me dire un peu, pour voir, les diverses manières dont on les peut mettre.
MAÎTRE DE  PHILOSOPHIE.- On les peut mettre premièrement comme vous avez dit: Belle  Marquise, vos beaux yeux me font mourir d'amour. Ou bien: D'amour mourir  me font, belle Marquise, vos beaux yeux. Ou bien: Vos yeux beaux d'amour  me font, belle Marquise, mourir. Ou bien: Mourir vos beaux yeux, belle  Marquise, d'amour me font. Ou bien: Me font vos yeux beaux mourir, belle  Marquise, d'amour.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Mais de toutes ces façons-là, laquelle est la meilleure?
MAÎTRE DE  PHILOSOPHIE.- Celle que vous avez dite: Belle Marquise, vos beaux yeux me  font mourir d'amour.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Cependant je n'ai point étudié, et j'ai fait cela tout du premier  coup. Je vous remercie de tout mon cœur, et vous prie de venir demain de bonne  heure.
MAÎTRE DE  PHILOSOPHIE.- Je n'y manquerai pas.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Comment, mon habit n'est point encore arrivé?
SECOND  LAQUAIS.- Non, Monsieur.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Ce maudit tailleur me fait bien attendre pour un jour où j'ai tant  d'affaires. J'enrage. Que la fièvre quartaine puisse serrer bien fort le  bourreau de tailleur. Au diable le tailleur. La peste étouffe le tailleur. Si je  le tenais maintenant ce tailleur détestable, ce chien de tailleur-là, ce traître  de
tailleur,  je...
SCÈNE V
MAÎTRE  TAILLEUR, GARÇON TAILLEUR, portant l'habit de M. Jourdain, MONSIEUR JOURDAIN,  LAQUAIS.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Ah vous voilà. Je m'allais mettre en colère contre vous.
MAÎTRE  TAILLEUR.- Je n'ai pas pu venir plus tôt, et j'ai mis vingt garçons après votre  habit.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Vous m'avez envoyé des bas de soie si étroits, que j'ai eu toutes les  peines du monde à les mettre, et il y a déjà deux mailles de rompues:('33').
MAÎTRE  TAILLEUR.- Ils ne s'élargiront que trop.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Oui, si je romps toujours des mailles. Vous m'avez aussi fait faire  des souliers qui me blessent furieusement.
MAÎTRE  TAILLEUR.- Point du tout, Monsieur.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Comment, point du tout?
MAÎTRE  TAILLEUR.- Non, ils ne vous blessent point.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Je vous dis qu'ils me blessent, moi.
MAÎTRE  TAILLEUR.- Vous vous imaginez cela.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Je me l'imagine, parce que je le sens. Voyez la belle raison.
MAÎTRE  TAILLEUR.- Tenez, voilà le plus bel habit de la cour, et le mieux assorti. C'est  un chef-d'œuvre, que d'avoir inventé un habit sérieux, qui ne fût pas noir; et  je le donne en six coups aux tailleurs les plus éclairés.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Qu'est-ce que c'est que ceci? Vous avez mis les fleurs en enbas:('34').
MAÎTRE  TAILLEUR.- Vous ne m'aviez pas dit que vous les vouliez en enhaut.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Est-ce qu'il faut dire cela?
MAÎTRE  TAILLEUR.- Oui, vraiment. Toutes les personnes de qualité les portent de la  sorte.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Les personnes de qualité portent les fleurs en enbas?
MAÎTRE  TAILLEUR.- Oui, Monsieur.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Oh voilà qui est donc bien.
MAÎTRE  TAILLEUR.- Si vous voulez, je les mettrai en enhaut.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Non, non.
MAÎTRE  TAILLEUR.- Vous n'avez qu'à dire.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Non, vous dis-je, vous avez bien fait. Croyez-vous que l'habit  m'aille bien:('35')?
MAÎTRE  TAILLEUR.- Belle demande. Je défie un peintre, avec son pinceau, de vous faire  rien de plus juste. J'ai chez moi un garçon qui, pour monter une rhingrave:('36'),  est le plus grand génie du monde; et un autre, qui pour assembler un pourpoint,  est le héros de notre temps.
MONSIEUR  JOURDAIN.- La perruque, et les plumes, sont-elles comme il faut?
MAÎTRE  TAILLEUR.- Tout est bien.
MONSIEUR  JOURDAIN, en regardant l'habit du tailleur.- Ah, ah, Monsieur le tailleur, voilà  de mon étoffe du dernier habit que vous m'avez fait. Je la reconnais bien.
MAÎTRE  TAILLEUR.- C'est que l'étoffe me sembla si belle, que j'en ai voulu lever un  habit:('37') pour moi.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Oui, mais il ne fallait pas le lever avec le mien:('38').
MAÎTRE  TAILLEUR.- Voulez-vous mettre votre habit?
MONSIEUR  JOURDAIN.- Oui, donnez-le-moi.
MAÎTRE  TAILLEUR.- Attendez. Cela ne va pas comme cela. J'ai amené des gens pour vous  habiller en cadence, et ces sortes d'habits se mettent avec cérémonie. Holà,  entrez, vous autres. Mettez cet habit à Monsieur, de la manière que vous faites  aux personnes de qualité.
Quatre  garçons tailleurs entrent, dont deux lui arrachent le haut-de-chausses de ses  exercices, et deux autres la camisole, puis ils lui mettent son habit neuf; et  M. Jourdain se promène entre eux, et leur montre son habit, pour voir s'il est  bien. Le tout à la cadence de toute la symphonie.
GARÇON  TAILLEUR.- Mon gentilhomme:('39'),  donnez, s'il vous plaît, aux garçons quelque chose pour boire.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Comment m'appelez-vous?
GARÇON  TAILLEUR.- Mon gentilhomme.
MONSIEUR  JOURDAIN.- "Mon gentilhomme!" Voilà ce que c'est, de se mettre en personne de  qualité. Allez-vous-en demeurer toujours habillé en bourgeois, on ne vous dira  point "mon gentilhomme:('40')". Tenez,  voilà pour "Mon gentilhomme."
GARÇON  TAILLEUR.- Monseigneur, nous vous sommes bien obligés.
MONSIEUR  JOURDAIN.- "Monseigneur", oh, oh! "Monseigneur"! Attendez, mon ami,  "Monseigneur" mérite quelque chose, et ce n'est pas une petite parole que  "Monseigneur." Tenez, voilà ce que Monseigneur vous donne.
GARÇON  TAILLEUR.- Monseigneur, nous allons boire tous à la santé de Votre Grandeur.
MONSIEUR  JOURDAIN.- "Votre Grandeur" Oh, oh, oh! Attendez, ne vous en allez pas. À moi,  "Votre Grandeur!" Ma foi, s'il va jusqu'à l'Altesse, il aura toute la bourse.  Tenez, voilà pour Ma Grandeur.
GARÇON  TAILLEUR.- Monseigneur, nous la remercions très humblement de ses libéralités.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Il a bien fait, je lui allais tout donner.
Les quatre  garçons tailleurs se réjouissent par une danse, qui fait le second intermède.
ACTE III,  SCÈNE PREMIÈRE
MONSIEUR  JOURDAIN, LAQUAIS.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Suivez-moi, que j'aille un peu montrer mon habit par la ville; et  surtout, ayez soin tous deux de marcher immédiatement sur mes pas, afin qu'on  voie bien que vous êtes à moi.
LAQUAIS.-  Oui, Monsieur.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Appelez-moi Nicole, que je lui donne quelques ordres. Ne bougez, la  voilà.
SCÈNE II
NICOLE,  MONSIEUR JOURDAIN, LAQUAIS.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Nicole!
NICOLE.-  Plaît-il?
MONSIEUR  JOURDAIN.- Écoutez.
NICOLE, rit.-  Hi, hi, hi, hi, hi.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Qu'as-tu à rire?
NICOLE.-  Hi, hi, hi, hi, hi, hi.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Que veut dire cette coquine-là?
NICOLE.-  Hi, hi, hi. Comme vous voilà bâti! Hi, hi, hi.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Comment donc?
NICOLE.-  Ah, ah, mon Dieu. Hi, hi, hi, hi, hi.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Quelle friponne est-ce là? Te moques-tu de moi?
NICOLE.-  Nenni, Monsieur, j'en serais bien fâchée. Hi, hi, hi, hi, hi, hi.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Je te baillerai sur le nez, si tu ris davantage.
NICOLE.-  Monsieur, je ne puis pas m'en empêcher. Hi, hi, hi, hi, hi, hi.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Tu ne t'arrêteras pas?
NICOLE.-  Monsieur, je vous demande pardon; mais vous êtes si plaisant, que je ne saurais  me tenir de rire. Hi, hi, hi.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Mais voyez quelle insolence.
NICOLE.-  Vous êtes tout à fait drôle comme cela. Hi, hi.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Je te...
NICOLE.- Je  vous prie de m'excuser. Hi, hi, hi, hi.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Tiens, si tu ris encore le moins du monde, je te jure que je  t'appliquerai sur la joue le plus grand soufflet qui se soit jamais donné.
NICOLE.- Hé  bien, Monsieur, voilà qui est fait, je ne rirai plus.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Prends-y bien garde. Il faut que pour tantôt tu nettoies...
NICOLE.-  Hi, hi.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Que tu nettoies comme il faut...
NICOLE.-  Hi, hi.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Il faut, dis-je, que tu nettoies la salle, et...
NICOLE.-  Hi, hi.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Encore.
NICOLE.-  Tenez, Monsieur, battez-moi plutôt, et me laissez rire tout mon soûl, cela me  fera plus de bien. Hi, hi, hi, hi, hi.
MONSIEUR  JOURDAIN.- J'enrage.
NICOLE.- De  grâce, Monsieur, je vous prie de me laisser rire. Hi, hi, hi.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Si je te prends...
NICOLE.-  Monsieur, je crèverai, aie, si je ne ris. Hi, hi, hi.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Mais a-t-on jamais vu une pendarde comme celle-là? qui me vient rire  insolemment au nez, au lieu de recevoir mes ordres?
NICOLE.-  Que voulez-vous que je fasse, Monsieur?
MONSIEUR  JOURDAIN.- Que tu songes, coquine, à préparer ma maison pour la compagnie qui  doit venir tantôt.
NICOLE.-  Ah, par ma foi, je n'ai plus envie de rire; et toutes vos compagnies font tant  de désordre céans, que ce mot est assez pour me mettre en mauvaise humeur.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Ne dois-je point pour toi fermer ma porte à tout le monde?
NICOLE.-  Vous devriez au moins la fermer à certaines gens.
QUESTIONS
SCÈNE III
MADAME  JOURDAIN, MONSIEUR JOURDAIN, NICOLE, LAQUAIS.
MADAME  JOURDAIN.- Ah, ah, voici une nouvelle histoire. Qu'est-ce que c'est donc, mon  mari, que cet équipage-là? Vous moquez-vous du monde, de vous être fait  enharnacher de la sorte? et avez-vous envie qu'on se raille partout de vous?
MONSIEUR  JOURDAIN.- Il n'y a que des sots, et des sottes, ma femme, qui se railleront de  moi.
MADAME  JOURDAIN.- Vraiment on n'a pas attendu jusqu'à cette heure, et il y a longtemps  que vos façons de faire donnent à rire à tout le monde.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Qui est donc tout ce monde-là, s'il vous plaît?
MADAME  JOURDAIN.- Tout ce monde-là est un monde qui a raison, et qui est plus sage que  vous. Pour moi, je suis scandalisée de la vie que vous menez. Je ne sais plus ce  que c'est que notre maison. On dirait qu'il est céans carême-prenant:('41')  tous les jours; et dès le matin, de peur d'y manquer, on y entend des vacarmes  de violons et de chanteurs, dont tout le voisinage se trouve incommodé.
NICOLE.-  Madame parle bien. Je ne saurais plus voir mon ménage propre, avec cet attirail  de gens que vous faites venir chez vous. Ils ont des pieds qui vont chercher de  la boue dans tous les quartiers de la ville, pour l'apporter ici; et la pauvre  Françoise est presque sur les dents, à frotter les planchers que vos biaux  maîtres viennent crotter régulièrement tous les jours.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Ouais, notre servante Nicole, vous avez le caquet bien affilé pour  une paysanne.
MADAME  JOURDAIN.- Nicole a raison, et son sens est meilleur que le vôtre. Je voudrais  bien savoir ce que vous pensez faire d'un maître à danser à l'âge que vous avez.
NICOLE.- Et  d'un grand maître tireur d'armes, qui vient, avec ses battements de pied,  ébranler toute la maison, et nous déraciner tous les carriaux de notre salle?
MONSIEUR  JOURDAIN.- Taisez-vous, ma servante, et ma femme.
MADAME  JOURDAIN.- Est-ce que vous voulez apprendre à danser, pour quand vous n'aurez  plus de jambes?
NICOLE.-  Est-ce que vous avez envie de tuer quelqu'un?
MONSIEUR  JOURDAIN.- Taisez-vous, vous dis-je, vous êtes des ignorantes l'une et l'autre,  et vous ne savez pas les prérogatives:('42')s  de tout cela.
MADAME  JOURDAIN.- Vous devriez bien plutôt songer à marier votre fille, qui est en âge  d'être pourvue.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Je songerai à marier ma fille, quand il se présentera un parti pour  elle; mais je veux songer aussi à apprendre les belles choses.
NICOLE.-  J'ai encore ouï dire, Madame, qu'il a pris aujourd'hui, pour renfort de potage:('43'),  un maître de philosophie.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Fort bien. Je veux avoir de l'esprit, et savoir raisonner des choses  parmi les honnêtes gens.
MADAME  JOURDAIN.- N'irez-vous point l'un de ces jours au collège vous faire donner le  fouet, à votre âge?
MONSIEUR  JOURDAIN.- Pourquoi non? Plût à Dieu l'avoir tout à l'heure, le fouet, devant  tout le monde, et savoir ce qu'on apprend au collège.
NICOLE.-  Oui, ma foi, cela vous rendrait la jambe bien mieux faite.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Sans doute:('44').
MADAME  JOURDAIN.- Tout cela est fort nécessaire pour conduire votre maison.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Assurément. Vous parlez toutes deux comme des bêtes, et j'ai honte de  votre ignorance. Par exemple, savez-vous, vous, ce que c'est que vous dites à  cette heure?
MADAME  JOURDAIN.- Oui, je sais que ce que je dis est fort bien dit, et que vous devriez  songer à vivre d'autre sorte.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Je ne parle pas de cela. Je vous demande ce que c'est que les paroles  que vous dites ici?
MADAME  JOURDAIN.- Ce sont des paroles bien sensées, et votre conduite ne l'est guère.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Je ne parle pas de cela, vous dis-je. Je vous demande; ce que je  parle avec vous, ce que je vous dis à cette heure, qu'est-ce que c'est?
MADAME  JOURDAIN.- Des chansons.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Hé non, ce n'est pas cela. Ce que nous disons tous deux, le langage  que nous parlons à cette heure?
MADAME  JOURDAIN.- Hé bien?
MONSIEUR  JOURDAIN.- Comment est-ce que cela s'appelle?
MADAME  JOURDAIN.- Cela s'appelle comme on veut l'appeler.
MONSIEUR  JOURDAIN.- C'est de la prose, ignorante.
MADAME  JOURDAIN.- De la prose?
MONSIEUR  JOURDAIN.- Oui, de la prose. Tout ce qui est prose, n'est point vers; et tout ce  qui n'est point vers, n'est point prose:('45').  Heu, voilà ce que c'est d'étudier. Et toi, sais-tu bien comme il faut faire pour  dire un U?
NICOLE.-  Comment?
MONSIEUR  JOURDAIN.- Oui. Qu'est-ce que tu fais quand tu dis un U?
NICOLE.-  Quoi?
MONSIEUR  JOURDAIN.- Dis un peu, U, pour voir?
NICOLE.- Hé  bien, U.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Qu'est-ce que tu fais?
NICOLE.- Je  dis, U.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Oui; mais quand tu dis, U, qu'est-ce que tu fais?
NICOLE.- Je  fais ce que vous me dites.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Ô l'étrange chose que d'avoir affaire à des bêtes! Tu allonges les  lèvres en dehors, et approches la mâchoire d'en haut de celle d'en bas, U,  vois-tu? U, vois-tu? U. Je fais la moue: U.
NICOLE.-  Oui, cela est biau.
MADAME  JOURDAIN.- Voilà qui est admirable.
MONSIEUR  JOURDAIN.- C'est bien autre chose, si vous aviez vu O, et DA, DA, et FA, FA.
MADAME  JOURDAIN.- Qu'est-ce que c'est donc que tout ce galimatias-là?
NICOLE.- De  quoi est-ce que tout cela guérit?
MONSIEUR  JOURDAIN.- J'enrage, quand je vois des femmes ignorantes.
MADAME  JOURDAIN.- Allez, vous devriez envoyer promener tous ces gens-là, avec leurs  fariboles.
NICOLE.- Et  surtout ce grand escogriffe de maître d'armes, qui remplit de poudre:('46')  tout mon ménage.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Ouais, ce maître d'armes vous tient bien au cœur. Je te veux faire  voir ton impertinence tout à l'heure. Il fait apporter les fleurets, et en donne  un à Nicole. Tiens; raison démonstrative, la ligne du corps. Quand on pousse en  quarte, on n'a qu'à faire cela; et quand on pousse en tierce, on n'a qu'à faire  cela. Voilà le moyen de n'être jamais tué; et cela n'est-il pas beau, d'être  assuré de son fait, quand on se bat contre quelqu'un? Là, pousse-moi un peu pour  voir.
NICOLE.- Hé  bien, quoi?
Nicole lui  pousse plusieurs coups.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Tout beau. Holà, oh, doucement. Diantre soit la coquine.
NICOLE.-  Vous me dites de pousser.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Oui; mais tu me pousses en tierce, avant que de pousser en quarte, et  tu n'as pas la patience que je pare.
MADAME  JOURDAIN.- Vous êtes fou, mon mari, avec toutes vos fantaisies, et cela vous est  venu depuis que vous vous mêlez de hanter la noblesse.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Lorsque je hante la noblesse, je fais paraître mon jugement; et cela  est plus beau que de hanter votre bourgeoisie.
MADAME  JOURDAIN.- Çamon:('47') vraiment. Il y a  fort à gagner à fréquenter vos nobles, et vous avez bien opéré:('48')  avec ce beau Monsieur le comte dont vous vous êtes embéguiné:('49').
MONSIEUR  JOURDAIN.- Paix. Songez à ce que vous dites. Savez-vous bien, ma femme, que vous  ne savez pas de qui vous parlez, quand vous parlez de lui? C'est une personne  d'importance plus que vous ne pensez; un seigneur que l'on considère à la cour,  et qui parle au Roi tout comme je vous parle. N'est-ce pas une chose qui m'est  tout à fait honorable, que l'on voie venir chez moi si souvent une personne de  cette qualité, qui m'appelle son cher ami, et me traite comme si j'étais son  égal? Il a pour moi des bontés qu'on ne devinerait jamais; et devant tout le  monde, il me fait des caresses:('50')  dont je suis moi-même confus.
MADAME  JOURDAIN.- Oui, il a des bontés pour vous, et vous fait des caresses, mais il  vous emprunte votre argent.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Hé bien! ne m'est-ce pas de l'honneur, de prêter de l'argent à un  homme de cette condition-là? et puis-je faire moins pour un seigneur qui  m'appelle son cher ami?
MADAME  JOURDAIN.- Et ce seigneur, que fait-il pour vous?
MONSIEUR  JOURDAIN.- Des choses dont on serait étonné, si on les savait.
MADAME  JOURDAIN.- Et quoi?
MONSIEUR  JOURDAIN.- Baste:('51'), je ne puis pas  m'expliquer. Il suffit que si je lui ai prêté de l'argent, il me le rendra bien,  et avant qu'il soit peu.
MADAME  JOURDAIN.- Oui. Attendez-vous à cela.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Assurément. Ne me l'a-t-il pas dit?
MADAME  JOURDAIN.- Oui, oui, il ne manquera pas d'y faillir.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Il m'a juré sa foi de gentilhomme.
MADAME  JOURDAIN.- Chansons.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Ouais, vous êtes bien obstinée, ma femme; je vous dis qu'il me  tiendra parole, j'en suis sûr.
MADAME  JOURDAIN.- Et moi, je suis sûre que non, et que toutes les caresses qu'il vous  fait ne sont que pour vous enjôler.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Taisez-vous. Le voici.
MADAME  JOURDAIN.- Il ne nous faut plus que cela. Il vient peut-être encore vous faire  quelque emprunt; et il me semble que j'ai dîné quand je le vois:('52').
MONSIEUR  JOURDAIN.- Taisez-vous, vous dis-je.
SCÈNE IV
DORANTE,  MONSIEUR JOURDAIN, MADAME JOURDAIN, NICOLE.
DORANTE.-  Mon cher ami, Monsieur Jourdain, comment vous portez-vous?
MONSIEUR  JOURDAIN.- Fort bien, Monsieur, pour vous rendre mes petits services.
DORANTE.-  Et Madame Jourdain que voilà, comment se porte-t-elle?
MADAME  JOURDAIN.- Madame Jourdain se porte comme elle peut.
DORANTE.-  Comment, Monsieur Jourdain, vous voilà le plus propre:('53')  du monde!
MONSIEUR  JOURDAIN.- Vous voyez.
DORANTE.-  Vous avez tout à fait bon air avec cet habit, et nous n'avons point de jeunes  gens à la cour qui soient mieux faits que vous.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Hay, hay.
MADAME  JOURDAIN.- Il le gratte par où il se démange:('54').
DORANTE.-  Tournez-vous. Cela est tout à fait galant.
MADAME  JOURDAIN.- Oui, aussi sot par derrière que par devant.
DORANTE.-  Ma foi, Monsieur Jourdain, j'avais une impatience étrange de vous voir. Vous  êtes l'homme du monde que j'estime le plus, et je parlais de vous encore ce  matin dans la chambre du Roi.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Vous me faites beaucoup d'honneur, Monsieur. À Madame Jourdain. Dans  la chambre du Roi!
DORANTE.-  Allons, mettez:('55')...
MONSIEUR  JOURDAIN.- Monsieur, je sais le respect que je vous dois.
DORANTE.-  Mon Dieu, mettez; point de cérémonie entre nous, je vous prie.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Monsieur...
DORANTE.-  Mettez, vous dis-je, Monsieur Jourdain,vous êtes mon ami.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Monsieur, je suis votre serviteur.
DORANTE.-  Je ne me couvrirai point, si vous ne vous couvrez.
MONSIEUR  JOURDAIN.- J'aime mieux être incivil, qu'importun:('56').
DORANTE.-  Je suis votre débiteur, comme vous le savez.
MADAME  JOURDAIN.- Oui, nous ne le savons que trop.
DORANTE.-  Vous m'avez généreusement prêté de l'argent en plusieurs occasions, et m'avez  obligé de la meilleure grâce du monde, assurément.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Monsieur, vous vous moquez.
DORANTE.-  Mais je sais rendre ce qu'on me prête, et reconnaître les plaisirs qu'on me  fait.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Je n'en doute point, Monsieur.
DORANTE.-  Je veux sortir d'affaire avec vous, et je viens ici pour faire nos comptes  ensemble.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Hé bien, vous voyez votre impertinence, ma femme.
DORANTE.-  Je suis homme qui aime à m'acquitter le plus tôt que je puis.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Je vous le disais bien.
DORANTE.-  Voyons un peu ce que je vous dois.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Vous voilà, avec vos soupçons ridicules.
DORANTE.-  Vous souvenez-vous bien de tout l'argent que vous m'avez prêté?
MONSIEUR  JOURDAIN.- Je crois que oui. J'en ai fait un petit mémoire. Le voici. Donné à  vous une fois deux cents louis.
DORANTE.-  Cela est vrai.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Une autre fois, six-vingts.
DORANTE.-  Oui.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Et une autre fois, cent quarante.
DORANTE.-  Vous avez raison.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Ces trois articles font quatre cent soixante louis, qui valent cinq  mille soixante livres.
DORANTE.-  Le compte est fort bon. Cinq mille soixante livres.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Mille huit cent trente-deux livres à votre plumassier:('57').
DORANTE.-  Justement.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Deux mille sept cent quatre-vingts livres à votre tailleur.
DORANTE.-  Il est vrai.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Quatre mille trois cent septante-neuf livres douze sols huit deniers  à votre marchand:('58').
DORANTE.-  Fort bien. Douze sols huit deniers; le compte est juste.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Et mille sept cent quarante-huit livres sept sols quatre deniers à  votre sellier.
DORANTE.-  Tout cela est véritable. Qu'est-ce que cela fait?
MONSIEUR  JOURDAIN.- Somme totale, quinze mille huit cents livres.
DORANTE.-  Somme totale est juste; quinze mille huit cents livres. Mettez encore deux cents  pistoles que vous m'allez donner, cela fera justement dix-huit mille francs, que  je vous payerai au premier jour.
MADAME  JOURDAIN.- Hé bien, ne l'avais-je pas bien deviné?
MONSIEUR  JOURDAIN.- Paix.
DORANTE.-  Cela vous incommodera-t-il, de me donner ce que je vous dis?
MONSIEUR  JOURDAIN.- Eh non.
MADAME  JOURDAIN.- Cet homme-là fait de vous une vache à lait.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Taisez-vous.
DORANTE.-  Si cela vous incommode, j'en irai chercher ailleurs.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Non, Monsieur.
MADAME  JOURDAIN.- Il ne sera pas content, qu'il ne vous ait ruiné.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Taisez-vous, vous dis-je.
DORANTE.-  Vous n'avez qu'à me dire si cela vous embarrasse.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Point, Monsieur.
MADAME  JOURDAIN.- C'est un vrai enjôleux.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Taisez-vous donc.
MADAME  JOURDAIN.- Il vous sucera jusqu'au dernier sou.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Vous tairez-vous?
DORANTE.-  J'ai force gens qui m'en prêteraient avec joie: mais comme vous êtes mon  meilleur ami, j'ai cru que je vous ferais tort, si j'en demandais à quelque  autre.
MONSIEUR  JOURDAIN.- C'est trop d'honneur, Monsieur, que vous me faites. Je vais quérir  votre affaire.
MADAME  JOURDAIN.- Quoi? vous allez encore lui donner cela?
MONSIEUR  JOURDAIN.- Que faire? voulez-vous que je refuse un homme de cette condition-là,  qui a parlé de moi ce matin dans la chambre du Roi?
MADAME  JOURDAIN.- Allez, vous êtes une vraie dupe.
SCÈNE V
DORANTE,  MADAME JOURDAIN, NICOLE.
DORANTE.-  Vous me semblez toute mélancolique: qu'avez-vous, Madame Jourdain?
MADAME  JOURDAIN.- J'ai la tête plus grosse que le poing, et si:('59')  elle n'est pas enflée.
DORANTE.-  Mademoiselle votre fille, où est-elle, que je ne la vois point?
MADAME  JOURDAIN.- Mademoiselle ma fille est bien où elle est.
DORANTE.-  Comment se porte-t-elle?
MADAME  JOURDAIN.- Elle se porte sur ses deux jambes.
DORANTE.-  Ne voulez-vous point un de ces jours venir voir avec elle, le ballet et la  comédie que l'on fait chez le Roi?
MADAME  JOURDAIN.- Oui vraiment, nous avons fort envie de rire, fort envie de rire nous  avons.
DORANTE.-  Je pense, Madame Jourdain, que vous avez eu bien des amants dans votre jeune  âge, belle et d'agréable humeur comme vous étiez.
MADAME  JOURDAIN.- Trédame:('60'), Monsieur,  est-ce que Madame Jourdain est décrépite, et la tête lui grouille-t-elle:('61')  déjà?
DORANTE.-  Ah, ma foi, Madame Jourdain, je vous demande pardon. Je ne songeais pas que vous  êtes jeune, et je rêve:('62') le plus  souvent. Je vous prie d'excuser mon impertinence.
SCÈNE VI
MONSIEUR  JOURDAIN, MADAME JOURDAIN, DORANTE, NICOLE.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Voilà deux cents louis bien comptés.
DORANTE.-  Je vous assure, Monsieur Jourdain, que je suis tout à vous, et que je brûle de  vous rendre un service à la cour.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Je vous suis trop obligé.
DORANTE.-  Si Madame Jourdain veut voir le divertissement royal, je lui ferai donner les  meilleures places de la salle.
MADAME  JOURDAIN.- Madame Jourdain vous baise les mains.
DORANTE,  bas à M. Jourdain.- Notre belle marquise, comme je vous ai mandé par mon billet,  viendra tantôt ici pour le ballet et le repas; je l'ai fait consentir enfin au  cadeau que vous lui voulez donner:('63').
MONSIEUR  JOURDAIN.- Tirons-nous un peu plus loin, pour cause.
DORANTE.-  Il y a huit jours que je ne vous ai vu, et je ne vous ai point mandé de  nouvelles du diamant que vous me mîtes entre les mains pour lui en faire présent  de votre part; mais c'est que j'ai eu toutes les peines du monde à vaincre son  scrupule, et ce n'est que d'aujourd'hui qu'elle s'est résolue à l'accepter.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Comment l'a-t-elle trouvé?
DORANTE.-  Merveilleux; et je me trompe fort, ou la beauté de ce diamant fera pour vous sur  son esprit un effet admirable.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Plût au Ciel!
MADAME  JOURDAIN.- Quand il est une fois avec lui, il ne peut le quitter.
DORANTE.-  Je lui ai fait valoir comme il faut la richesse de ce présent, et la grandeur de  votre amour.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Ce sont, Monsieur, des bontés qui m'accablent; et je suis dans une  confusion la plus grande du monde, de voir une personne de votre qualité  s'abaisser pour moi à ce que vous faites.
DORANTE.-  Vous moquez-vous? Est-ce qu'entre amis on s'arrête à ces sortes de scrupules? et  ne feriez-vous pas pour moi la même chose, si l'occasion s'en offrait?
MONSIEUR  JOURDAIN.- Ho assurément, et de très grand cœur.
MADAME  JOURDAIN.- Que sa présence me pèse sur les épaules:('64')!
DORANTE.-  Pour moi, je ne regarde rien, quand il faut servir un ami; et lorsque vous me  fîtes confidence de l'ardeur que vous aviez prise pour cette marquise agréable  chez qui j'avais commerce, vous vîtes que d'abord je m'offris de moi-même à  servir votre amour.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Il est vrai, ce sont des bontés qui me confondent.
MADAME  JOURDAIN.- Est-ce qu'il ne s'en ira point?
NICOLE.-  Ils se trouvent bien ensemble.
DORANTE.-  Vous avez pris le bon biais pour toucher son cœur. Les femmes aiment surtout les  dépenses qu'on fait pour elles; et vos fréquentes sérénades, et vos bouquets  continuels, ce superbe feu d'artifice qu'elle trouva sur l'eau, le diamant  qu'elle a reçu de votre part, et le cadeau que vous lui préparez:('65'),  tout cela lui parle bien mieux en faveur de votre amour, que toutes les paroles  que vous auriez pu lui dire vous-même.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Il n'y a point de dépenses que je ne fisse, si par là je pouvais  trouver le chemin de son cœur. Une femme de qualité a pour moi des charmes  ravissants, et c'est un honneur que j'achèterais au prix de toute chose.
MADAME  JOURDAIN.- Que peuvent-ils tant dire ensemble? Va-t'en un peu tout doucement  prêter l'oreille.
DORANTE.-  Ce sera tantôt que vous jouirez à votre aise du plaisir de sa vue, et vos yeux  auront tout le temps de se satisfaire.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Pour être en pleine liberté, j'ai fait en sorte que ma femme ira  dîner chez ma sœur, où elle passera toute l'après-dînée.
DORANTE.-  Vous avez fait prudemment, et votre femme aurait pu nous embarrasser. J'ai donné  pour vous l'ordre qu'il faut au cuisinier, et à toutes les choses qui sont  nécessaires pour le ballet. Il est de mon invention; et pourvu que l'exécution  puisse répondre à l'idée, je suis sûr qu'il sera trouvé...
MONSIEUR  JOURDAIN s'aperçoit que Nicole écoute, et lui donne un soufflet.- Ouais, vous  êtes bien impertinente. Sortons, s'il vous plaît.
SCÈNE VII
MADAME  JOURDAIN, NICOLE.
NICOLE.- Ma  foi, Madame, la curiosité m'a coûté quelque chose; mais je crois qu'il y a  quelque anguille sous roche, et ils parlent de quelque affaire, où ils ne  veulent pas que vous soyez.
MADAME  JOURDAIN.- Ce n'est pas d'aujourd'hui, Nicole, que j'ai conçu des soupçons de  mon mari. Je suis la plus trompée du monde, ou il y a quelque amour en campagne,  et je travaille à découvrir ce que ce peut être. Mais songeons à ma fille. Tu  sais l'amour que Cléonte a pour elle. C'est un homme qui me revient, et je veux  aider sa recherche, et lui donner Lucile, si je puis.
NICOLE.- En  vérité, Madame, je suis la plus ravie du monde, de vous voir dans ces  sentiments; car, si le maître vous revient, le valet ne me revient pas moins, et  je souhaiterais que notre mariage se pût faire à l'ombre du leur.
MADAME  JOURDAIN.- Va-t'en lui en parler de ma part, et lui dire que tout à l'heure il  me vienne trouver, pour faire ensemble à mon mari la demande de ma fille.
NICOLE.-  J'y cours, Madame, avec joie, et je ne pouvais recevoir une commission plus  agréable. Je vais, je pense, bien réjouir les gens.
SCÈNE VIII
CLÉONTE,  COVIELLE, NICOLE.
NICOLE.- Ah  vous voilà tout à propos. Je suis une ambassadrice de joie, et je viens...
CLÉONTE.-  Retire-toi, perfide, et ne me viens point amuser avec tes traîtresses paroles.
NICOLE.-  Est-ce ainsi que vous recevez...
CLÉONTE.-  Retire-toi, te dis-je, et va-t'en dire de ce pas à ton infidèle maîtresse,  qu'elle n'abusera de sa vie le trop simple Cléonte.
NICOLE.-  Quel vertigo:('66') est-ce donc là? Mon  pauvre Covielle, dis-moi un peu ce que cela veut dire ?
COVIELLE.-  Ton pauvre Covielle, petite scélérate! Allons vite, ôte-toi de mes yeux,  vilaine, et me laisse en repos.
NICOLE.-  Quoi? tu me viens aussi...
COVIELLE.-  Ôte-toi de mes yeux, te dis-je, et ne me parle de ta vie.
NICOLE.-  Ouais! Quelle mouche les a piqués tous deux? Allons de cette belle histoire  informer ma maîtresse.
SCÈNE IX
CLÉONTE,  COVIELLE.
CLÉONTE.-  Quoi, traiter un amant de la sorte, et un amant le plus fidèle, et le plus  passionné de tous les amants?
COVIELLE.-  C'est une chose épouvantable, que ce qu'on nous fait à tous deux.
CLÉONTE.-  Je fais voir pour une personne toute l'ardeur, et toute la tendresse qu'on peut  imaginer; je n'aime rien au monde qu'elle, et je n'ai qu'elle dans l'esprit;  elle fait tous mes soins, tous mes désirs, toute ma joie; je ne parle que  d'elle, je ne pense qu'à elle, je ne fais des songes que d'elle, je ne respire  que par elle, mon cœur vit tout en elle: et voilà de tant d'amitié la digne  récompense! Je suis deux jours sans la voir, qui sont pour moi deux siècles  effroyables; je la rencontre par hasard; mon cœur à cette vue se sent tout  transporté, ma joie éclate sur mon visage; je vole avec ravissement vers elle;  et l'infidèle détourne de moi ses regards, et passe brusquement comme si de sa  vie elle ne m'avait vu!
COVIELLE.-  Je dis les mêmes choses que vous.
CLÉONTE.-  Peut-on rien voir d'égal, Covielle, à cette perfidie de l'ingrate Lucile?
COVIELLE.-  Et à celle, Monsieur, de la pendarde de Nicole?
CLÉONTE.-  Après tant de sacrifices ardents, de soupirs, et de vœux que j'ai faits à ses  charmes!
COVIELLE.-  Après tant d'assidus hommages, de soins, et de services que je lui ai rendus  dans sa cuisine!
CLÉONTE.-  Tant de larmes que j'ai versées à ses genoux!
COVIELLE.-  Tant de seaux d'eau que j'ai tirés au puits pour elle!
CLÉONTE.-  Tant d'ardeur que j'ai fait paraître à la chérir plus que moi-même!
COVIELLE.-  Tant de chaleur que j'ai soufferte à tourner la broche à sa place!
CLÉONTE.-  Elle me fuit avec mépris!
COVIELLE.-  Elle me tourne le dos avec effronterie!
CLÉONTE.-  C'est une perfidie digne des plus grands châtiments.
COVIELLE.-  C'est une trahison à mériter mille soufflets.
CLÉONTE.-  Ne t'avise point, je te prie, de me parler jamais pour elle.
COVIELLE.-  Moi, Monsieur! Dieu m'en garde.
CLÉONTE.-  Ne viens point m'excuser l'action de cette infidèle.
COVIELLE.-  N'ayez pas peur.
CLÉONTE.-  Non, vois-tu, tous tes discours pour la défendre, ne serviront de rien.
COVIELLE.-  Qui songe à cela?
CLÉONTE.-  Je veux contre elle conserver mon ressentiment, et rompre ensemble tout  commerce.
COVIELLE.-  J'y consens.
CLÉONTE.-  Ce Monsieur le Comte qui va chez elle, lui donne peut-être dans la vue; et son  esprit, je le vois bien, se laisse éblouir à la qualité. Mais il me faut, pour  mon honneur, prévenir l'éclat de son inconstance. Je veux faire autant de pas  qu'elle au changement où je la vois courir, et ne lui laisser pas toute la  gloire de me quitter.
COVIELLE.-  C'est fort bien dit, et j'entre pour mon compte dans tous vos sentiments.
CLÉONTE.-  Donne la main à mon dépit, et soutiens ma résolution contre tous les restes  d'amour qui me pourraient parler pour elle. Dis-m'en, je t'en conjure, tout le  mal que tu pourras. Fais-moi de sa personne une peinture qui me la rende  méprisable; et marque-moi bien, pour m'en dégoûter, tous les défauts que tu peux  voir en elle.
COVIELLE.-  Elle, Monsieur! Voilà une belle mijaurée:('67'),  une pimpesouée bien bâtie, pour vous donner tant d'amour! Je ne lui vois rien  que de très médiocre, et vous trouverez cent personnes qui seront plus dignes de  vous. Premièrement, elle a les yeux petits.
CLÉONTE.-  Cela est vrai, elle a les yeux petits; mais elle les a pleins de feux, les plus  brillants, les plus perçants du monde, les plus touchants qu'on puisse voir.
COVIELLE.-  Elle a la bouche grande.
CLÉONTE.-  Oui; mais on y voit des grâces qu'on ne voit point aux autres bouches; et cette  bouche, en la voyant, inspire des désirs, est la plus attrayante, la plus  amoureuse du monde.
COVIELLE.-  Pour sa taille, elle n'est pas grande.
CLÉONTE.-  Non; mais elle est aisée, et bien prise.
COVIELLE.-  Elle affecte une nonchalance dans son parler, et dans ses actions.
CLÉONTE.-  Il est vrai; mais elle a grâce à tout cela, et ses manières sont engageantes,  ont je ne sais quel charme à s'insinuer dans les cœurs.
COVIELLE.-  Pour de l'esprit...
CLÉONTE.-  Ah! elle en a, Covielle, du plus fin, du plus délicat.
COVIELLE.-  Sa conversation...
CLÉONTE.-  Sa conversation est charmante.
COVIELLE.-  Elle est toujours sérieuse.
CLÉONTE.-  Veux-tu de ces enjouements épanouis, de ces joies toujours ouvertes? et vois-tu  rien de plus impertinent, que des femmes qui rient à tout propos?
COVIELLE.-  Mais enfin elle est capricieuse autant que personne du monde.
CLÉONTE.-  Oui, elle est capricieuse, j'en demeure d'accord; mais tout sied bien aux  belles, on souffre tout des belles.
COVIELLE.-  Puisque cela va comme cela, je vois bien que vous avez envie de l'aimer  toujours.
CLÉONTE.-  Moi, j'aimerais mieux mourir; et je vais la haïr autant que je l'ai aimée.
COVIELLE.-  Le moyen, si vous la trouvez si parfaite.
CLÉONTE.-  C'est en quoi ma vengeance sera plus éclatante; en quoi je veux faire mieux voir  la force de mon cœur, à la haïr, à la quitter, toute belle, toute pleine  d'attraits, toute aimable que je la trouve. La voici.
SCÈNE X
CLÉONTE,  LUCILE, COVIELLE, NICOLE.
NICOLE.-  Pour moi, j'en ai été toute scandalisée.
LUCILE.- Ce  ne peut être, Nicole, que ce que je dis. Mais le voilà.
CLÉONTE.-  Je ne veux pas seulement lui parler.
COVIELLE.-  Je veux vous imiter.
LUCILE.-  Qu'est-ce donc, Cléonte? qu'avez-vous?
NICOLE.-  Qu'as-tu donc, Covielle?
LUCILE.-  Quel chagrin vous possède?
NICOLE.-  Quelle mauvaise humeur te tient?
LUCILE.-  Êtes-vous muet, Cléonte?
NICOLE.-  As-tu perdu la parole, Covielle?
CLÉONTE.-  Que voilà qui est scélérat!
COVIELLE.-  Que cela est Judas!
LUCILE.- Je  vois bien que la rencontre de tantôt a troublé votre esprit.
CLÉONTE.-  Ah, ah, on voit ce qu'on a fait.
NICOLE.-  Notre accueil de ce matin t'a fait prendre la chèvre:('68').
COVIELLE.-  On a deviné l'encloure:('69').
LUCILE.-  N'est-il pas vrai, Cléonte, que c'est là le sujet de votre dépit?
CLÉONTE.-  Oui, perfide, ce l'est, puisqu'il faut parler; et j'ai à vous dire que vous ne  triompherez pas comme vous pensez de votre infidélité, que je veux être le  premier à rompre avec vous, et que vous n'aurez pas l'avantage de me chasser.  J'aurai de la peine, sans doute, à vaincre l'amour que j'ai pour vous; cela me  causera des chagrins: je souffrirai un temps; mais j'en viendrai à bout, et je  me percerai plutôt le cœur, que d'avoir la faiblesse de retourner à vous.
COVIELLE.- Queussi, queumi:('70').
LUCILE.-  Voilà bien du bruit pour un rien. Je veux vous dire, Cléonte, le sujet qui m'a  fait ce matin éviter votre abord.
CLÉONTE.-  Non, je ne veux rien écouter.
NICOLE.- Je  te veux apprendre la cause qui nous a fait passer si vite.
COVIELLE.-  Je ne veux rien entendre.
LUCILE.-  Sachez que ce matin...
CLÉONTE.-  Non, vous dis-je.
NICOLE.-  Apprends que...
COVIELLE.-  Non, traîtresse.
LUCILE.-  Écoutez.
CLÉONTE.-  Point d'affaire.
NICOLE.-  Laisse-moi dire.
COVIELLE.-  Je suis sourd.
LUCILE.-  Cléonte.
CLÉONTE.-  Non.
NICOLE.-  Covielle.
COVIELLE.-  Point.
LUCILE.-  Arrêtez.
CLÉONTE.-  Chansons.
NICOLE.-  Entends-moi.
COVIELLE.-  Bagatelle.
LUCILE.- Un  moment.
CLÉONTE.-  Point du tout.
NICOLE.- Un  peu de patience.
COVIELLE.-  Tarare:('71').
LUCILE.-  Deux paroles.
CLÉONTE.-  Non, c'en est fait.
NICOLE.- Un  mot.
COVIELLE.-  Plus de commerce.
LUCILE.- Hé  bien, puisque vous ne voulez pas m'écouter, demeurez dans votre pensée, et  faites ce qu'il vous plaira.
NICOLE.-  Puisque tu fais comme cela, prends-le tout comme tu voudras.
CLÉONTE.-  Sachons donc le sujet d'un si bel accueil.
LUCILE.- Il  ne me plaît plus de le dire.
COVIELLE.-  Apprends-nous un peu cette histoire.
NICOLE.- Je  ne veux plus, moi, te l'apprendre.
CLÉONTE.-  Dites-moi...
LUCILE.-  Non, je ne veux rien dire.
COVIELLE.-  Conte-moi...
NICOLE.-  Non, je ne conte rien.
CLÉONTE.-  De grâce.
LUCILE.-  Non, vous dis-je.
COVIELLE.-  Par charité.
NICOLE.-  Point d'affaire.
CLÉONTE.-  Je vous en prie.
LUCILE.-  Laissez-moi.
COVIELLE.-  Je t'en conjure.
NICOLE.-  Ôte-toi de là.
CLÉONTE.-  Lucile.
LUCILE.-  Non.
COVIELLE.-  Nicole.
NICOLE.-  Point.
CLÉONTE.-  Au nom des Dieux!
LUCILE.- Je  ne veux pas.
COVIELLE.-  Parle-moi.
NICOLE.-  Point du tout.
CLÉONTE.-  Éclaircissez mes doutes.
LUCILE.-  Non, je n'en ferai rien.
COVIELLE.-  Guéris-moi l'esprit.
NICOLE.-  Non, il ne me plaît pas.
CLÉONTE.-  Hé bien, puisque vous vous souciez si peu de me tirer de peine, et de vous  justifier du traitement indigne que vous avez fait à ma flamme, vous me voyez,  ingrate, pour la dernière fois, et je vais loin de vous mourir de douleur et  d'amour.
COVIELLE.-  Et moi, je vais suivre ses pas.
LUCILE.-  Cléonte.
NICOLE.-  Covielle.
CLÉONTE.-  Eh?
COVIELLE.-  Plaît-il?
LUCILE.- Où  allez-vous?
CLÉONTE.-  Où je vous ai dit.
COVIELLE.-  Nous allons mourir.
LUCILE.-  Vous allez mourir, Cléonte?
CLÉONTE.-  Oui, cruelle, puisque vous le voulez.
LUCILE.-  Moi, je veux que vous mouriez?
CLÉONTE.-  Oui, vous le voulez.
LUCILE.-  Qui vous le dit?
CLÉONTE.-  N'est-ce pas le vouloir, que de ne vouloir pas éclaircir mes soupçons?
LUCILE.-  Est-ce ma faute? Et si vous aviez voulu m'écouter, ne vous aurais-je pas dit que  l'aventure dont vous vous plaignez, a été causée ce matin par la présence d'une  vieille tante, qui veut à toute force, que la seule approche d'un homme  déshonore une fille; qui perpétuellement nous sermonne sur ce chapitre, et nous  figure tous les hommes comme des diables qu'il faut fuir.
NICOLE. -  Voilà le secret de l'affaire.
CLÉONTE.-  Ne me trompez-vous point, Lucile?
COVIELLE.-  Ne m'en donnes-tu point à garder?
LUCILE.- Il  n'est rien de plus vrai.
NICOLE.-  C'est la chose comme elle est.
COVIELLE.-  Nous rendrons-nous à cela?
CLÉONTE.-  Ah, Lucile, qu'avec un mot de votre bouche vous savez apaiser de choses dans mon  cœur! et que facilement on se laisse persuader aux personnes qu'on aime!
COVIELLE.-  Qu'on est aisément amadoué par ces diantres d'animaux-là!
SCÈNE XI
MADAME  JOURDAIN, CLÉONTE, LUCILE, COVIELLE, NICOLE.
MADAME  JOURDAIN.- Je suis bien aise de vous voir, Cléonte, et vous voilà tout à propos.  Mon mari vient, prenez vite votre temps pour lui demander Lucile en mariage.
CLÉONTE.-  Ah, Madame, que cette parole m'est douce, et qu'elle flatte mes désirs!  Pouvais-je recevoir un ordre plus charmant? une faveur plus précieuse?
SCÈNE XII
MONSIEUR  JOURDAIN, MADAME JOURDAIN, CLÉONTE, LUCILE, COVIELLE, NICOLE.
CLÉONTE.-  Monsieur, je n'ai voulu prendre personne pour vous faire une demande que je  médite il y a longtemps. Elle me touche assez pour m'en charger moi-même; et  sans autre détour, je vous dirai que l'honneur d'être votre gendre est une  faveur glorieuse que je vous prie de m'accorder.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Avant que de vous rendre réponse, Monsieur, je vous prie de me dire,  si vous êtes gentilhomme.
CLÉONTE.-  Monsieur, la plupart des gens sur cette question, n'hésitent pas beaucoup. On  tranche le mot aisément. Ce nom ne fait aucun scrupule à prendre, et l'usage  aujourd'hui semble en autoriser le vol. Pour moi, je vous l'avoue, j'ai les  sentiments sur cette matière un peu plus délicats. Je trouve que toute imposture  est indigne d'un honnête homme, et qu'il y a de la lâcheté à déguiser ce que le  Ciel nous a fait naître; à se parer aux yeux du monde d'un titre dérobé, à se  vouloir donner pour ce qu'on n'est pas. Je suis né de parents, sans doute, qui  ont tenu des charges honorables. Je me suis acquis dans les armes l'honneur de  six ans de services, et je me trouve assez de bien pour tenir dans le monde un  rang assez passable: mais avec tout cela je ne veux point me donner un nom où  d'autres en ma place croiraient pouvoir prétendre; et je vous dirai franchement  que je ne suis point gentilhomme.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Touchez là:('72'), Monsieur.  Ma fille n'est pas pour vous.
CLÉONTE.-  Comment?
MONSIEUR  JOURDAIN.- Vous n'êtes point gentilhomme, vous n'aurez pas ma fille.
MADAME  JOURDAIN.- Que voulez-vous donc dire avec votre gentilhomme? Est-ce que nous  sommes, nous autres, de la côte de saint Louis:('73')?
MONSIEUR  JOURDAIN.- Taisez-vous, ma femme, je vous vois venir.
MADAME  JOURDAIN.- Descendons-nous tous deux que:('74')  de bonne bourgeoisie?
MONSIEUR  JOURDAIN.- Voilà pas le coup de langue?
MADAME  JOURDAIN.- Et votre père n'était-il pas marchand aussi bien que le mien?
MONSIEUR  JOURDAIN.- Peste soit de la femme. Elle n'y a jamais manqué. Si votre père a été  marchand, tant pis pour lui; mais pour le mien, ce sont des malavisés qui disent  cela. Tout ce que j'ai à vous dire, moi, c'est que je veux avoir un gendre  gentilhomme.
MADAME  JOURDAIN.- Il faut à votre fille un mari qui lui soit propre:('75'),  et il vaut mieux pour elle un honnête homme riche et bien fait, qu'un  gentilhomme gueux:('76') et mal bâti.
NICOLE.-  Cela est vrai. Nous avons le fils du gentilhomme de notre village, qui est le  plus grand malitorne:('77') et le plus  sot dadais que j'aie jamais vu.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Taisez-vous, impertinente. Vous vous fourrez toujours dans la  conversation; j'ai du bien assez pour ma fille, je n'ai besoin que d'honneur, et  je la veux faire marquise.
MADAME  JOURDAIN.- Marquise!
MONSIEUR  JOURDAIN.- Oui, marquise.
MADAME  JOURDAIN.- Hélas, Dieu m'en garde.
MONSIEUR  JOURDAIN.- C'est une chose que j'ai résolue.
MADAME  JOURDAIN.- C'est une chose, moi, où je ne consentirai point. Les alliances avec  plus grand que soi, sont sujettes toujours à de fâcheux inconvénients. Je ne  veux point qu'un gendre puisse à ma fille reprocher ses parents, et qu'elle ait  des enfants qui aient honte de m'appeler leur grand-maman. S'il fallait qu'elle  me vînt visiter en équipage de grand-dame, et qu'elle manquât par mégarde à  saluer quelqu'un du quartier, on ne manquerait pas aussitôt de dire cent  sottises. "Voyez-vous:('78'), dirait-on,  cette Madame la Marquise qui fait tant la glorieuse? C'est la fille de Monsieur  Jourdain, qui était trop heureuse, étant petite, de jouer à la Madame avec nous:  elle n'a pas toujours été si relevée que la voilà; et ses deux grands-pères  vendaient du drap auprès de la porte Saint-Innocent. Ils ont amassé du bien à  leurs enfants, qu'ils payent maintenant, peut-être, bien cher en l'autre monde,  et l'on ne devient guère si riches à être honnêtes gens." Je ne veux point tous  ces caquets, et je veux un homme en un mot qui m'ait obligation de ma fille, et  à qui je puisse dire: "Mettez-vous là, mon gendre, et dînez avec moi".
MONSIEUR  JOURDAIN.- Voilà bien les sentiments d'un petit esprit, de vouloir demeurer  toujours dans la bassesse. Ne me répliquez pas davantage, ma fille sera marquise  en dépit de tout le monde; et si vous me mettez en colère, je la ferai duchesse.
MADAME  JOURDAIN.- Cléonte, ne perdez point courage encore. Suivez-moi, ma fille, et  venez dire résolument à votre père, que si vous ne l'avez, vous ne voulez  épouser personne.
SCÈNE XIII
CLÉONTE,  COVIELLE.
COVIELLE.-  Vous avez fait de belles affaires, avec vos beaux sentiments.
CLÉONTE.-  Que veux-tu? J'ai un scrupule là-dessus, que l'exemple ne saurait vaincre.
COVIELLE.-  Vous moquez-vous, de le prendre sérieusement avec un homme comme cela? Ne  voyez-vous pas qu'il est fou? et vous coûtait-il quelque chose de vous  accommoder à ses chimères?
CLÉONTE.-  Tu as raison; mais je ne croyais pas qu'il fallût faire ses preuves de noblesse,  pour être gendre de Monsieur Jourdain.
 COVIELLE.- Ah, ah, ah.
 CLÉONTE.- De quoi ris-tu?
COVIELLE.-  D'une pensée qui me vient pour jouer notre homme, et vous faire obtenir ce que  vous souhaitez.
CLÉONTE.-  Comment?
COVIELLE.-  L'idée est tout à fait plaisante.
CLÉONTE.-  Quoi donc?
COVIELLE.-  Il s'est fait depuis peu une certaine mascarade qui vient le mieux du monde ici,  et que je prétends faire entrer dans une bourle:('79')  que je veux faire à notre ridicule. Tout cela sent un peu sa comédie; mais avec  lui on peut hasarder toute chose, il n'y faut point chercher tant de façons, et  il est homme:('80') à y jouer son rôle à  merveille; à donner:('81') aisément dans  toutes les fariboles qu'on s'avisera de lui dire. J'ai les acteurs, j'ai les  habits tout prêts, laissez-moi faire seulement.
CLÉONTE.-  Mais apprends-moi...
COVIELLE.-  Je vais vous instruire de tout; retirons-nous, le voilà qui revient.
SCÈNE XIV
MONSIEUR  JOURDAIN, LAQUAIS.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Que diable est-ce là! Ils n'ont rien que les grands seigneurs à me  reprocher:('82'); et moi, je ne vois  rien de si beau, que de hanter les grands seigneurs; il n'y a qu'honneur et que  civilité avec eux, et je voudrais qu'il m'eût coûté deux doigts de la main, et  être né comte ou marquis.
LAQUAIS.-  Monsieur, voici Monsieur le Comte, et une dame qu'il mène par la main.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Hé mon Dieu, j'ai quelques ordres à donner. Dis-leur que je vais  venir ici tout à l'heure.
SCÈNE XV
DORIMÈNE,  DORANTE, LAQUAIS.
LAQUAIS.-  Monsieur dit comme cela, qu'il va venir ici tout à l'heure.
DORANTE.-  Voilà qui est bien.
DORIMÈNE.-  Je ne sais pas, Dorante; je fais encore ici une étrange démarche, de me laisser  amener par vous dans une maison où je ne connais personne.
DORANTE.-  Quel lieu voulez-vous donc, Madame, que mon amour choisisse pour vous régaler:('83'),  puisque pour fuir l'éclat, vous ne voulez ni votre maison, ni la mienne?
DORIMÈNE.-  Mais vous ne dites pas que je m'engage insensiblement chaque jour à recevoir de  trop grands témoignages de votre passion? J'ai beau me défendre des choses, vous  fatiguez ma résistance, et vous avez une civile opiniâtreté qui me fait venir  doucement à tout ce qu'il vous plaît. Les visites fréquentes ont commencé; les  déclarations sont venues ensuite, qui après elles ont traîné les sérénades et  les cadeaux:('84'), que les présents ont  suivis. Je me suis opposée à tout cela, mais vous ne vous rebutez point, et pied  à pied vous gagnez mes résolutions. Pour moi je ne puis plus répondre de rien,  et je crois qu'à la fin vous me ferez venir au mariage dont je me suis tant  éloignée.
DORANTE.-  Ma foi, Madame, vous y devriez déjà être. Vous êtes veuve, et ne dépendez que de  vous. Je suis maître de moi, et vous aime plus que ma vie. À quoi tient-il que  dès aujourd'hui vous ne fassiez tout mon bonheur?
DORIMÈNE.-  Mon Dieu, Dorante, il faut des deux parts bien des qualités pour vivre  heureusement ensemble; et les deux plus raisonnables personnes du monde, ont  souvent peine à composer une union dont ils soient satisfaits.
DORANTE.-  Vous vous moquez, Madame, de vous y figurer tant de difficultés; et l'expérience  que vous avez faite, ne conclut rien pour tous les autres.
DORIMÈNE.-  Enfin j'en reviens toujours là. Les dépenses que je vous vois faire pour moi,  m'inquiètent par deux raisons; l'une, qu'elles m'engagent plus que je ne  voudrais; et l'autre, que je suis sûre, sans vous déplaire, que vous ne les  faites point, que vous ne vous incommodiez:('85');  et je ne veux point cela.
DORANTE.-  Ah, Madame, ce sont des bagatelles, et ce n'est pas par là...
DORIMÈNE.-  Je sais ce que je dis; et entre autres le diamant que vous m'avez forcée à  prendre, est d'un prix...
DORANTE.-  Eh, Madame, de grâce, ne faites point tant valoir une chose que mon amour trouve  indigne de vous; et souffrez... Voici le maître du logis.
SCÈNE XVI
MONSIEUR  JOURDAIN, DORIMÈNE, DORANTE, LAQUAIS.
MONSIEUR  JOURDAIN, après avoir fait deux révérences, se trouvant trop près de Dorimène.-  Un peu plus loin, Madame.
DORIMÈNE.-  Comment?
MONSIEUR  JOURDAIN.- Un pas, s'il vous plaît.
DORIMÈNE.-  Quoi donc?
MONSIEUR  JOURDAIN.- Reculez un peu, pour la troisième.
DORANTE.-  Madame, Monsieur Jourdain sait son monde.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Madame, ce m'est une gloire bien grande, de me voir assez fortuné,  pour être si heureux, que d'avoir le bonheur, que vous ayez eu la bonté de  m'accorder la grâce, de me faire l'honneur, de m'honorer de la faveur de votre  présence: et si j'avais aussi le mérite, pour mériter un mérite comme le vôtre,  et que le Ciel... envieux de mon bien... m'eût accordé... l'avantage de me voir  digne... des...
DORANTE.-  Monsieur Jourdain, en voilà assez; Madame n'aime pas les grands compliments, et  elle sait que vous êtes homme d'esprit. Bas, à Dorimène. C'est un bon bourgeois  assez ridicule, comme vous voyez, dans toutes ses manières.
DORIMÈNE.-  Il n'est pas malaisé de s'en apercevoir.
DORANTE.-  Madame, voilà le meilleur de mes amis.
MONSIEUR  JOURDAIN.- C'est trop d'honneur que vous me faites.
DORANTE.-  Galant homme tout à fait.
DORIMÈNE.-  J'ai beaucoup d'estime pour lui.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Je n'ai rien fait encore, Madame, pour mériter cette grâce.
DORANTE,  bas, à M. Jourdain.- Prenez bien garde au moins, à ne lui point parler du  diamant que vous lui avez donné.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Ne pourrais-je pas seulement lui demander comment elle le trouve?
DORANTE.-  Comment? gardez-vous-en bien. Cela serait vilain à vous; et pour agir en galant  homme, il faut que vous fassiez comme si ce n'était pas vous qui lui eussiez  fait ce présent. Monsieur Jourdain, Madame, dit qu'il est ravi de vous voir chez  lui.
DORIMÈNE.-  Il m'honore beaucoup.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Que je vous suis obligé, Monsieur, de lui parler ainsi pour moi!
DORANTE.-  J'ai eu une peine effroyable à la faire venir ici.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Je ne sais quelles grâces vous en rendre.
DORANTE.-  Il dit, Madame, qu'il vous trouve la plus belle personne du monde.
DORIMÈNE.-  C'est bien de la grâce qu'il me fait.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Madame, c'est vous qui faites les grâces, et...
DORANTE.-  Songeons à manger.
LAQUAIS.-  Tout est prêt, Monsieur.
DORANTE.-  Allons donc nous mettre à table, et qu'on fasse venir les musiciens.
Six  cuisiniers, qui ont préparé le festin, dansent ensemble, et font le troisième  intermède; après quoi, ils apportent une table couverte de plusieurs mets.
ACTE IV,  SCÈNE PREMIÈRE
DORANTE,  DORIMÈNE, MONSIEUR JOURDAIN, DEUX MUSICIENS, UNE MUSICIENNE, LAQUAIS. 
DORIMÈNE.—  Comment, Dorante, voilà un repas tout à fait magnifique!
MONSIEUR  JOURDAIN.— Vous vous moquez, Madame, et je voudrais qu'il fût plus digne de vous  être offert.
 Tous se mettent à table. 
DORANTE.—  Monsieur Jourdain a raison, Madame, de parler de la sorte, et il m'oblige de  vous faire si bien les honneurs de chez lui. Je demeure d'accord avec lui, que  le repas n'est pas digne de vous. Comme c'est moi qui l'ai ordonné, et que je  n'ai pas sur cette matière les lumières de nos amis, vous n'avez pas ici un  repas fort savant, et vous y trouverez des incongruités de bonne chère, et des  barbarismes de bon goût. Si Damis s'en était mêlé , tout serait dans les règles;  il y aurait partout de l'élégance et de l'érudition, et il ne manquerait pas de  vous exagérer lui-même toutes les pièces du repas qu'il vous donnerait, et de  vous faire tomber d'accord de sa haute capacité dans la science des bons  morceaux; de vous parler d'un pain de rive , à biseau doré, relevé de croûte  partout, croquant tendrement sous la dent; d'un vin à sève veloutée, armé d'un  vert qui n'est point trop commandant ; d'un carré de mouton gourmandé de persil:('89');  d'une longe de veau de rivière, longue comme cela, blanche, délicate, et qui  sous les dents est une vraie pâte d'amande; de perdrix relevées d'un fumet  surprenant; et pour son opéra:('90'),  d'une soupe à bouillon perlé, soutenue d'un jeune gros dindon, cantonné:('91')  de pigeonneaux, et couronnée d'oignons blancs, mariés avec la chicorée. Mais  pour moi, je vous avoue mon ignorance; et comme Monsieur Jourdain a fort bien  dit, je voudrais que le repas fût plus digne de vous être offert.
DORIMÈNE.-  Je ne réponds à ce compliment, qu'en mangeant comme je fais.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Ah que voilà de belles mains!
DORIMÈNE.-  Les mains sont médiocres, Monsieur Jourdain; mais vous voulez parler du diamant  qui est fort beau.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Moi, Madame! Dieu me garde d'en vouloir parler; ce ne serait pas agir  en galant homme, et le diamant est fort peu de chose.
DORIMÈNE.-  Vous êtes bien dégoûté.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Vous avez trop de bonté...
DORANTE.-  Allons, qu'on donne du vin à Monsieur Jourdain, et à ces Messieurs qui nous  feront:('92') la grâce de nous chanter  un air à boire.
DORIMÈNE.-  C'est merveilleusement assaisonner la bonne chère, que d'y mêler la musique, et  je me vois ici admirablement régalée.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Madame, ce n'est pas...
DORANTE.-  Monsieur Jourdain, prêtons silence à ces Messieurs; ce qu'ils nous diront:('93'),  vaudra mieux que tout ce que nous pourrions dire.
Les  musiciens et la musicienne prennent des verres, chantent deux chansons à boire,  et sont soutenus de toute la symphonie.
 PREMIÈRE CHANSON À BOIRE
Un petit  doigt, Philis, pour commencer le tour.
Ah! qu'un verre en vos mains a d'agréables charmes!
Vous, et le vin, vous vous prêtez des armes,
Et je sens pour tous deux redoubler mon amour:
Entre lui, vous et moi, jurons, jurons, ma belle,
Une ardeur éternelle.
Ah! qu'un verre en vos mains a d'agréables charmes!
Vous, et le vin, vous vous prêtez des armes,
Et je sens pour tous deux redoubler mon amour:
Entre lui, vous et moi, jurons, jurons, ma belle,
Une ardeur éternelle.
Qu'en  mouillant votre bouche il en reçoit d'attraits,
Et que l'on voit par lui votre bouche embellie!
Ah! l'un de l'autre ils me donnent envie,
Et de vous et de lui je m'enivre à longs traits:
Entre lui, vous et moi, jurons, jurons, ma belle,
Une ardeur éternelle.
Et que l'on voit par lui votre bouche embellie!
Ah! l'un de l'autre ils me donnent envie,
Et de vous et de lui je m'enivre à longs traits:
Entre lui, vous et moi, jurons, jurons, ma belle,
Une ardeur éternelle.
SECONDE  CHANSON À BOIRE
Buvons,  chers amis, buvons:
Le temps qui fuit nous y convie;
Profitons de la vie
Autant que nous pouvons:
Quand on a passé l'onde noire,
Adieu le bon vin, nos amours;
Dépêchons-nous de boire,
On ne boit pas toujours.
Le temps qui fuit nous y convie;
Profitons de la vie
Autant que nous pouvons:
Quand on a passé l'onde noire,
Adieu le bon vin, nos amours;
Dépêchons-nous de boire,
On ne boit pas toujours.
Laissons  raisonner les sots
Sur le vrai bonheur de la vie;
Notre philosophie
Le met parmi les pots:
Les biens, le savoir et la gloire,
N'ôtent point les soucis fâcheux;
Et ce n'est qu'à bien boire
Que l'on peut être heureux:('94').
Sur le vrai bonheur de la vie;
Notre philosophie
Le met parmi les pots:
Les biens, le savoir et la gloire,
N'ôtent point les soucis fâcheux;
Et ce n'est qu'à bien boire
Que l'on peut être heureux:('94').
Sus, sus  du vin partout, versez, garçons versez,
Versez, versez toujours, tant qu'on vous dise assez.
Versez, versez toujours, tant qu'on vous dise assez.
DORIMÈNE.-  Je ne crois pas qu'on puisse mieux chanter, et cela est tout à fait beau.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Je vois encore ici, Madame, quelque chose de plus beau.
DORIMÈNE.-  Ouais. Monsieur Jourdain est galant plus que je ne pensais.
DORANTE.-  Comment, Madame, pour qui prenez-vous Monsieur Jourdain?
MONSIEUR  JOURDAIN.- Je voudrais bien qu'elle me prît pour ce que je dirais.
DORIMÈNE.-  Encore!
DORANTE.-  Vous ne le connaissez pas.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Elle me connaîtra quand il lui plaira.
DORIMÈNE.-  Oh je le quitte.
DORANTE.-  Il est homme qui a toujours la riposte en main. Mais vous ne voyez pas que  Monsieur Jourdain, Madame, mange tous les morceaux que vous touchez:('95').
DORIMÈNE.-  Monsieur Jourdain est un homme qui me ravit.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Si je pouvais ravir votre cœur, je serais...
SCÈNE II
MADAME  JOURDAIN, MONSIEUR JOURDAIN, DORIMÈNE, DORANTE, MUSICIENS, MUSICIENNE, LAQUAIS.
MADAME  JOURDAIN.- Ah, ah, je trouve ici bonne compagnie, et je vois bien qu'on ne m'y  attendait pas. C'est donc pour cette belle affaire-ci, Monsieur mon mari, que  vous avez eu tant d'empressement à m'envoyer dîner chez ma sœur? Je viens de  voir un théâtre là-bas:('96'), et je  vois ici un banquet à faire noces. Voilà comme vous dépensez votre bien, et  c'est ainsi que vous festinez les dames en mon absence, et que vous leur donnez  la musique et la comédie, tandis que vous m'envoyez promener?
DORANTE.-  Que voulez-vous dire, Madame Jourdain? et quelles fantaisies sont les vôtres, de  vous aller mettre en tête que votre mari dépense son bien, et que c'est lui qui  donne ce régale à Madame? Apprenez que c'est moi, je vous prie; qu'il ne fait  seulement que me prêter sa maison, et que vous devriez un peu mieux regarder aux  choses que vous dites.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Oui, impertinente, c'est Monsieur le Comte qui donne tout ceci à  Madame, qui est une personne de qualité. Il me fait l'honneur de prendre ma  maison, et de vouloir que je sois avec lui.
MADAME  JOURDAIN.- Ce sont des chansons que cela; je sais ce que je sais.
DORANTE.-  Prenez, Madame Jourdain, prenez de meilleures lunettes.
MADAME  JOURDAIN.- Je n'ai que faire de lunettes, Monsieur, et je vois assez clair; il y  a longtemps que je sens les choses, et je ne suis pas une bête. Cela est fort  vilain à vous, pour un grand seigneur, de prêter la main comme vous faites aux  sottises de mon mari. Et vous, Madame, pour une grande Dame, cela n'est ni beau,  ni honnête à vous, de mettre de la dissension dans un ménage, et de souffrir que  mon mari soit amoureux de vous.
DORIMÈNE.-  Que veut donc dire tout ceci? Allez, Dorante, vous vous moquez, de m'exposer aux  sottes visions de cette extravagante.
DORANTE.-  Madame, holà Madame, où courez-vous?
MONSIEUR  JOURDAIN.- Madame. Monsieur le Comte, faites-lui excuses, et tâchez de la  ramener. Ah, impertinente que vous êtes, voilà de vos beaux faits; vous me venez  faire des affronts devant tout le monde, et vous chassez de chez moi des  personnes de qualité.
MADAME  JOURDAIN.- Je me moque de leur qualité.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Je ne sais qui me tient, maudite, que je ne vous fende la tête avec  les pièces du repas que vous êtes venue troubler.
 On ôte la table.
MADAME  JOURDAIN, sortant.- Je me moque de cela. Ce sont mes droits que je défends, et  j'aurai pour moi toutes les femmes.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Vous faites bien d'éviter ma colère. Elle est arrivée là bien  malheureusement. J'étais en humeur de dire de jolies choses, et jamais je ne  m'étais senti tant d'esprit. Qu'est-ce que c'est que cela?
SCÈNE III
COVIELLE,  déguisé en voyageur, MONSIEUR JOURDAIN, LAQUAIS.
COVIELLE.-  Monsieur, je ne sais pas si j'ai l'honneur d'être connu de vous.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Non, Monsieur.
COVIELLE.-  Je vous ai vu que vous n'étiez pas plus grand que cela.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Moi!
COVIELLE.-  Oui, vous étiez le plus bel enfant du monde, et toutes les dames vous prenaient  dans leurs bras pour vous baiser.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Pour me baiser!
COVIELLE.-  Oui. J'étais grand ami de feu Monsieur votre père.
MONSIEUR  JOURDAIN.- De feu Monsieur mon père!
COVIELLE.-  Oui. C'était un fort honnête gentilhomme.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Comment dites-vous?
COVIELLE.-  Je dis que c'était un fort honnête gentilhomme.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Mon père!
COVIELLE.-  Oui.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Vous l'avez fort connu?
COVIELLE.-  Assurément.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Et vous l'avez connu pour gentilhomme?
COVIELLE.-  Sans doute.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Je ne sais donc pas comment le monde est fait.
COVIELLE.-  Comment?
MONSIEUR  JOURDAIN.- Il y a de sottes gens qui me veulent dire qu'il a été marchand.
COVIELLE.-  Lui marchand! C'est pure médisance, il ne l'a jamais été. Tout ce qu'il faisait,  c'est qu'il était fort obligeant, fort officieux; et comme il se connaissait  fort bien en étoffes, il en allait choisir de tous les côtés, les faisait  apporter chez lui, et en donnait à ses amis pour de l'argent.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Je suis ravi de vous connaître, afin que vous rendiez ce  témoignage-là que mon père était gentilhomme.
COVIELLE.-  Je le soutiendrai devant tout le monde.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Vous m'obligerez. Quel sujet vous amène?
COVIELLE.-  Depuis avoir connu feu Monsieur votre père honnête gentilhomme, comme je vous ai  dit, j'ai voyagé par tout le monde.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Par tout le monde!
COVIELLE.-  Oui.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Je pense qu'il y a bien loin en ce pays-là.
COVIELLE.-  Assurément. Je ne suis revenu de tous mes longs voyages que depuis quatre jours;  et par l'intérêt que je prends à tout ce qui vous touche, je viens vous annoncer  la meilleure nouvelle du monde.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Quelle?
COVIELLE.-  Vous savez que le fils du Grand Turc est ici?
MONSIEUR  JOURDAIN.- Moi? Non.
COVIELLE.-  Comment! Il a un train tout à fait magnifique; tout le monde le va voir, et il a  été reçu en ce pays comme un seigneur d'importance.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Par ma foi, je ne savais pas cela.
COVIELLE.-  Ce qu'il y a d'avantageux pour vous, c'est qu'il est amoureux de votre fille.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Le fils du Grand Turc?
COVIELLE.-  Oui; et il veut être votre gendre.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Mon gendre, le fils du Grand Turc!
COVIELLE.-  Le fils du Grand Turc votre gendre. Comme je le fus voir, et que j'entends  parfaitement sa langue, il s'entretint avec moi; et après quelques autres  discours, il me dit. Acciam croc soler ouch alla moustaph gidelum amanahem  varahini oussere carbulath, c'est-à-dire; "N'as-tu point vu une jeune belle  personne, qui est la fille de Monsieur Jourdain, gentilhomme parisien:('97')?"
MONSIEUR  JOURDAIN.- Le fils du Grand Turc dit cela de moi?
COVIELLE.-  Oui. Comme je lui eus répondu que je vous connaissais particulièrement, et que  j'avais vu votre fille: "Ah, me dit-il, marababa sahem"; c'est-à-dire,  "Ah que je suis amoureux d'elle!"
MONSIEUR  JOURDAIN.- Marababa sahem veut dire "Ah que je suis amoureux d'elle"?
COVIELLE.-  Oui.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Par ma foi, vous faites bien de me le dire, car pour moi je n'aurais  jamais cru que marababa sahem eût voulu dire, "Ah que je suis amoureux  d'elle!" Voilà une langue admirable, que ce turc!
COVIELLE.-  Plus admirable qu'on ne peut croire. Savez-vous bien ce que veut dire  cacaracamouchen?
MONSIEUR  JOURDAIN.- Cacaracamouchen? Non.
COVIELLE.-  C'est-à-dire, "Ma chère âme."
MONSIEUR  JOURDAIN.- Cacaracamouchen veut dire, "ma chère âme"?
COVIELLE.-  Oui.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Voilà qui est merveilleux! Cacaracamouchen, "Ma chère âme."  Dirait-on jamais cela? Voilà qui me confond.
COVIELLE.-  Enfin, pour achever mon ambassade, il vient vous demander votre fille en  mariage; et pour avoir un beau-père qui soit digne de lui, il veut vous faire  mamamouchi, qui est une certaine grande dignité de son pays.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Mamamouchi?
COVIELLE.-  Oui, Mamamouchi: c'est-à-dire en notre langue, paladin:('98').  Paladin, ce sont de ces anciens... Paladin enfin. Il n'y a rien de plus noble  que cela dans le monde; et vous irez de pair avec les plus grands seigneurs de  la terre.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Le fils du Grand Turc m'honore beaucoup, et je vous prie de me mener  chez lui, pour lui en faire:('99') mes  remerciements.
COVIELLE.-  Comment? le voilà qui va venir ici.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Il va venir ici?
COVIELLE.-  Oui; et il amène toutes choses pour la cérémonie de votre dignité.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Voilà qui est bien prompt.
COVIELLE.-  Son amour ne peut souffrir aucun retardement.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Tout ce qui m'embarrasse ici, c'est que ma fille est une opiniâtre,  qui s'est allée mettre dans la tête un certain Cléonte, et elle jure de  n'épouser personne que celui-là.
COVIELLE.-  Elle changera de sentiment, quand elle verra le fils du Grand Turc; et puis il  se rencontre ici une aventure merveilleuse, c'est que le fils du Grand Turc  ressemble à ce Cléonte, à peu de chose près. Je viens de le voir, on me l'a  montré; et l'amour qu'elle a pour l'un, pourra passer aisément à l'autre, et...  Je l'entends venir; le voilà.
SCÈNE IV
CLÉONTE en  Turc, avec trois pages portant sa veste:('100'),  MONSIEUR JOURDAIN, COVIELLE déguisé.
CLÉONTE.- Ambousahim oqui boraf, Iordina salamalequi.
COVIELLE.-  C'est-à-dire: "Monsieur Jourdain, votre cœur soit toute l'année comme un rosier  fleuri:('101')." Ce sont façons de  parler obligeantes de ces pays-là.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Je suis très humble serviteur de Son Altesse Turque.
COVIELLE.- Carigar camboto oustin moraf.
CLÉONTE.- Oustin yoc catamalequi basum base alla moran.
COVIELLE.-  Il dit "que le Ciel vous donne la force des lions, et la prudence des serpents".
MONSIEUR  JOURDAIN.- Son Altesse Turque m'honore trop, et je lui souhaite toutes sortes de  prospérités.
 COVIELLE.- Ossa binamen sadoc babally oracaf ouram.
CLÉONTE.- Bel-men.
COVIELLE.-  Il dit que vous alliez vite avec lui vous préparer pour la cérémonie, afin de  voir ensuite votre fille, et de conclure le mariage.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Tant de choses en deux mots?
COVIELLE.-  Oui, la langue turque est comme cela, elle dit beaucoup en peu de paroles. Allez  vite où il souhaite.
SCÈNE V
DORANTE,  COVIELLE.
COVIELLE.-  Ha, ha, ha. Ma foi, cela est tout à fait drôle. Quelle dupe! Quand il aurait  appris son rôle par cœur, il ne pourrait pas le mieux jouer. Ah, ah. Je vous  prie, Monsieur, de nous vouloir aider céans dans une affaire qui s'y passe.
DORANTE.-  Ah, ah, Covielle, qui t'aurait reconnu? Comme te voilà ajusté!
COVIELLE.-  Vous voyez. Ah, ah.
DORANTE.-  De quoi ris-tu?
COVIELLE.-  D'une chose, Monsieur, qui la mérite bien:('102').
DORANTE.-  Comment?
COVIELLE.-  Je vous le donnerais en bien des fois, Monsieur, à deviner, le stratagème dont  nous nous servons auprès de Monsieur Jourdain, pour porter son esprit à donner  sa fille à mon maître.
DORANTE.-  Je ne devine point le stratagème, mais je devine qu'il ne manquera pas de faire  son effet, puisque tu l'entreprends.
COVIELLE.-  Je sais, Monsieur, que la bête:('103')  vous est connue.
DORANTE.-  Apprends-moi ce que c'est.
COVIELLE.-  Prenez la peine de vous tirer un peu plus loin, pour faire place à ce que  j'aperçois venir. Vous pourrez voir une partie de l'histoire, tandis que je vous  conterai le reste.
La  cérémonie turque pour ennoblir le Bourgeois, se fait en dance et en musique, et  compose le quatrième intermède.
Le Mufti,  quatre Dervis, six turcs dansant, six turcs musiciens, et autres joueurs  d'instruments à la turque, sont les acteurs de cette cérémonie.
 LE MUFTI
Se ti  sabir,
Ti respondir
Se non sabir
Tazir, tazir.
Ti respondir
Se non sabir
Tazir, tazir.
Mi star  Mufti
Ti qui star ti
Non intendir
Tazir, tazir.
Ti qui star ti
Non intendir
Tazir, tazir.
Le Mufti  demande en même langue aux Turcs assistants, de quelle religion est le  Bourgeois, et ils l'assurent qu'il est mahométan. Le Mufti invoque Mahomet en  langue franque, et chante les paroles qui suivent.
 LE MUFTI
Mahameta  per Giourdina
Mi pregar sera e mattina
Voler far un Paladina
De Giourdina, de Giourdina.
Dar turbanta, é edar scarcina
Con galera e brigantina
Per deffender Palestina.
Mahameta, etc.
Mi pregar sera e mattina
Voler far un Paladina
De Giourdina, de Giourdina.
Dar turbanta, é edar scarcina
Con galera e brigantina
Per deffender Palestina.
Mahameta, etc.
Le Mufti  demande aux Turcs si le Bourgeois sera ferme dans la religion mahométane, et  leur chante ces paroles.
 LE MUFTI
Star bon  Turca Giourdina.
 LES TURCS
Hi  valla.
LE MUFTI  danse et chante ces mots.
Hu la ba  ba la chou ba la ba ba la da.
Les Turcs  répondent les mêmes vers.
Le Mufti propose de donner le turban au Bourgeois, et chante les paroles qui suivent.
Le Mufti propose de donner le turban au Bourgeois, et chante les paroles qui suivent.
 LE MUFTI s'adressant au Bourgeois.
Ti non  star furba.
LES TURCS
 No, no, no.
 LE MUFTI
 Non star forfanta?
 LES TURCS
 No, no, no.
LE MUFTI  aux Turcs.
Donar  turbanta. Donar turbanta.
Les Turcs  répètent tout ce qu'a dit le Mufti pour donner le turban au Bourgeois. Le Mufti  et les Dervis se coiffent avec des turbans de cérémonies, et l'on présente au  Mufti l'Alcoran, qui fait une seconde invocation avec tout le reste des turcs  assistants; après son invocation il donne au Bourgeois l'épée, et chante ces  paroles.
 LE MUFTI
Ti star  nobile, non star fabola.
Pigliar schiabola.
Pigliar schiabola.
Puis il se  retire.
Les Turcs  répètent les mêmes vers, mettant tous le sabre à la main, et six d'entre eux  dansent autour du Bourgeois, auquel ils feignent de donner plusieurs coups de  sabre.
 LE MUFTI commande aux Turcs de bâtonner
le Bourgeois, et chante les paroles qui suivent.
le Bourgeois, et chante les paroles qui suivent.
Dara,  dara,
bastonara, bastonara.
bastonara, bastonara.
Les Turcs  répètent les mêmes vers, et lui donnent plusieurs coups de bâton en cadence.
 LE MUFTI
Non  tener honta
Questa star l'ultima affronta.
Questa star l'ultima affronta.
Les Turcs  répètent les mêmes vers.
Le Mufti  recommence une invocation et se retire après la cérémonie avec tous les Turcs,  en dansant et chantant avec plusieurs instruments à la turque.
ACTE V,  SCÈNE PREMIÈRE
MADAME  JOURDAIN, MONSIEUR JOURDAIN.
MADAME  JOURDAIN.- Ah mon Dieu, miséricorde! Qu'est-ce que c'est donc que cela? Quelle  figure! Est-ce un momon que vous allez porter:('104');  et est-il temps d'aller en masque? Parlez donc, qu'est-ce que c'est que ceci?  Qui vous a fagoté comme cela?
MONSIEUR  JOURDAIN.- Voyez l'impertinente, de parler de la sorte à un Mamamouchi!
MADAME  JOURDAIN.- Comment donc?
MONSIEUR  JOURDAIN.- Oui, il me faut porter du respect maintenant, et l'on vient de me  faire Mamamouchi.
MADAME  JOURDAIN.- Que voulez-vous dire avec votre Mamamouchi?
MONSIEUR  JOURDAIN.- Mamamouchi, vous dis-je. Je suis Mamamouchi.
MADAME  JOURDAIN.- Quelle bête est-ce là?
MONSIEUR  JOURDAIN.- Mamamouchi, c'est-à-dire en notre langue, Paladin.
MADAME  JOURDAIN.- Baladin! Ètes-vous en âge de danser des ballets?
MONSIEUR  JOURDAIN.- Quelle ignorante! Je dis Paladin; c'est une dignité dont on vient de  me faire la cérémonie.
MADAME  JOURDAIN.- Quelle cérémonie donc?
MONSIEUR  JOURDAIN.- Mahameta per Iordina.
MADAME  JOURDAIN.- Qu'est-ce que cela veut dire?
MONSIEUR  JOURDAIN.- Iordina, c'est-à-dire Jourdain.
MADAME  JOURDAIN.- Hé bien quoi, Jourdain?
MONSIEUR  JOURDAIN.- Voler far un Paladina de Iordina.
MADAME  JOURDAIN.- Comment?
MONSIEUR  JOURDAIN.- Dar turbanta con galera.
MADAME  JOURDAIN.- Qu'est-ce à dire cela?
MONSIEUR  JOURDAIN.- Per deffender Palestina.
MADAME  JOURDAIN.- Que voulez-vous donc dire?
MONSIEUR  JOURDAIN.- Dara dara bastonara.
MADAME  JOURDAIN.- Qu'est-ce donc que ce jargon-là?
MONSIEUR  JOURDAIN.- Non tener honta questa star l'ultima affronta.
MADAME  JOURDAIN.- Qu'est-ce que c'est donc que tout cela?
MONSIEUR  JOURDAIN danse et chante.- Hou la ba ba la chou ba la ba ba la da:('105').
MADAME  JOURDAIN.- Hélas, mon Dieu, mon mari est devenu fou.
MONSIEUR  JOURDAIN, sortantHREF=:('106') CLASS=varlink*.- Paix, insolente, portez respect  à Monsieur le Mamamouchi.
MADAME  JOURDAIN.- Où est-ce qu'il a donc perdu l'esprit? Courons l'empêcher de sortir.  Ah, ah, voici justement le reste de notre écu:('107').  Je ne vois que chagrin de tous côtés.
Elle sort.
SCÈNE II
DORANTE,  DORIMÈNE.
DORANTE.-  Oui, Madame, vous verrez la plus plaisante chose qu'on puisse voir; et je ne  crois pas que dans tout le monde il soit possible de trouver encore un homme  aussi fou que celui-là: et puis, Madame, il faut tâcher de servir l'amour de  Cléonte, et d'appuyer toute sa mascarade. C'est un fort galant homme, et qui  mérite que l'on s'intéresse pour lui.
DORIMÈNE.-  J'en fais beaucoup de cas, et il est digne d'une bonne fortune:('108').
DORANTE.-  Outre cela, nous avons ici, Madame, un ballet qui nous revient, que nous ne  devons pas laisser perdre, et il faut bien voir si mon idée pourra réussir.
DORIMÈNE.-  J'ai vu là des apprêts magnifiques, et ce sont des choses, Dorante, que je ne  puis plus souffrir. Oui, je veux enfin vous empêcher vos profusions; et pour  rompre le cours à toutes les dépenses que je vous vois faire pour moi, j'ai  résolu de me marier promptement avec vous. C'en est le vrai secret, et toutes  ces choses finissent avec le mariage:('109').
DORANTE.-  Ah! Madame, est-il possible que vous ayez pu prendre pour moi une si douce  résolution?
DORIMÈNE.-  Ce n'est que pour vous empêcher de vous ruiner; et sans cela je vois bien  qu'avant qu'il fût peu, vous n'auriez pas un sou.
DORANTE.-  Que j'ai d'obligation, Madame, aux soins que vous avez de conserver mon bien! Il  est entièrement à vous, aussi bien que mon cœur, et vous en userez de la façon  qu'il vous plaira.
DORIMÈNE.-  J'userai bien de tous les deux. Mais voici votre homme; la figure en est  admirable.
SCÈNE III
MONSIEUR  JOURDAIN, DORANTE, DORIMÈNE.
DORANTE.-  Monsieur, nous venons rendre hommage, Madame, et moi, à votre nouvelle dignité,  et nous réjouir avec vous du mariage que vous faites de votre fille avec le fils  du Grand Turc.
MONSIEUR  JOURDAIN, après avoir fait les révérences à la turqueHREF=:('110') CLASS=DICOLINK*.-  Monsieur, je vous souhaite la force des serpents, et la prudence des lions.
DORIMÈNE.-  J'ai été bien aise d'être des premières, Monsieur, à venir vous féliciter du  haut degré de gloire où vous êtes monté.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Madame, je vous souhaite toute l'année votre rosier fleuri; je vous  suis infiniment obligé de prendre part aux honneurs qui m'arrivent, et j'ai  beaucoup de joie de vous voir revenue ici pour vous faire les très humbles  excuses de l'extravagance de ma femme.
DORIMÈNE.-  Cela n'est rien, j'excuse en elle un pareil mouvement; votre cœur lui doit être  précieux, et il n'est pas étrange que la possession d'un homme comme vous puisse  inspirer quelques alarmes.
MONSIEUR  JOURDAIN.- La possession de mon cœur est une chose qui vous est toute acquise.
DORANTE.-  Vous voyez, Madame, que Monsieur Jourdain n'est pas de ces gens que les  prospérités aveuglent, et qu'il sait dans sa gloire:('111')  connaître encore ses amis.
DORIMÈNE.-  C'est la marque d'une âme tout à fait généreuse.
DORANTE.-  Où est donc Son Altesse Turque? Nous voudrions bien, comme vos amis, lui rendre  nos devoirs.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Le voilà qui vient, et j'ai envoyé quérir ma fille pour lui donner la  main.
SCÈNE IV
CLÉONTE,  COVIELLE, MONSIEUR JOURDAIN, etc.
DORANTE.-  Monsieur, nous venons faire la révérence à Votre Altesse, comme amis de Monsieur  votre beau-père, et l'assurer avec respect de nos très humbles services.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Où est le truchement, pour lui dire qui vous êtes, et lui faire  entendre ce que vous dites. Vous verrez qu'il vous répondra, et il parle turc à  merveille. Holà, où diantre est-il allé? (À Cléonte.) Strouf, strif, strof,  straf. Monsieur est un grande segnore, grande segnore,  grande segnore; et Madame une granda Dama, granda Dama. Ahi  lui, Monsieur, lui Mamamouchi français, et Madame Mamamouchie  française. Je ne puis pas parler plus clairement. Bon, voici l'interprète. Où  allez-vous donc? Nous ne saurions rien dire sans vous. Dites-lui un peu que  Monsieur et Madame sont des personnes de grande qualité, qui lui viennent faire  la révérence, comme mes amis, et l'assurer de leurs services. Vous allez voir  comme il va répondre.
COVIELLE.- Alabala crociam acci boram alabamen.
CLÉONTE.- Catalequi tubal ourin soter amalouchan.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Voyez-vous?
COVIELLE.-  Il dit que la pluie des prospérités arrose en tout temps le jardin de votre  famille.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Je vous l'avais bien dit, qu'il parle turc.
DORANTE.-  Cela est admirable.
SCÈNE V
LUCILE,  MONSIEUR JOURDAIN, DORANTE, DORIMÈNE, etc.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Venez, ma fille, approchez-vous, et venez donner votre main à  Monsieur, qui vous fait l'honneur de vous demander en mariage.
LUCILE.-  Comment, mon père, comme vous voilà fait! Est-ce une comédie que vous jouez?
MONSIEUR  JOURDAIN.- Non, non, ce n'est pas une comédie, c'est une affaire fort sérieuse,  et la plus pleine d'honneur pour vous qui se peut souhaiter. Voilà le mari que  je vous donne.
LUCILE.- À  moi, mon père!
MONSIEUR  JOURDAIN.- Oui à vous, allons, touchez-lui dans la main:('112'),  et rendez grâce au Ciel de votre bonheur.
LUCILE.- Je  ne veux point me marier.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Je le veux moi, qui suis votre père.
LUCILE.- Je  n'en ferai rien.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Ah que de bruit. Allons, vous dis-je. Çà votre main.
LUCILE.-  Non, mon père, je vous l'ai dit, il n'est point de pouvoir qui me puisse obliger  à prendre un autre mari que Cléonte; et je me résoudrai plutôt à toutes les  extrémités, que de... (Reconnaissant Cléonte.) il est vrai que vous êtes mon  père, je vous dois entière obéissance; et c'est à vous à disposer de moi selon  vos volontés.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Ah je suis ravi de vous voir si promptement revenue dans votre  devoir; et voilà qui me plaît, d'avoir une fille obéissante.
SCÈNE  DERNIÈRE
MADAME  JOURDAIN, MONSIEUR JOURDAIN, CLÉONTE, etc.
MADAME  JOURDAIN.- Comment donc, qu'est-ce que c'est que ceci? On dit que vous voulez  donner votre fille en mariage à un carême-prenant:('113').
MONSIEUR  JOURDAIN.- Voulez-vous vous taire, impertinente? Vous venez toujours mêler vos  extravagances à toutes choses, et il n'y a pas moyen de vous apprendre à être  raisonnable.
MADAME  JOURDAIN.- C'est vous qu'il n'y a pas moyen de rendre sage, et vous allez de  folie en folie. Quel est votre dessein, et que voulez-vous faire avec cet  assemblage:('114')?
MONSIEUR  JOURDAIN.- Je veux marier notre fille avec le fils du Grand Turc.
MADAME  JOURDAIN.- Avec le fils du Grand Turc!
MONSIEUR  JOURDAIN.- Oui, faites-lui faire vos compliments par le truchement que voilà.
MADAME  JOURDAIN.- Je n'ai que faire du truchement, et je lui dirai bien moi-même à son  nez, qu'il n'aura point ma fille.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Voulez-vous vous taire, encore une fois?
DORANTE.-  Comment, Madame Jourdain, vous vous opposez à un bonheur comme celui-là? Vous  refusez Son Altesse Turque pour gendre?
MADAME  JOURDAIN.- Mon Dieu, Monsieur, mêlez-vous de vos affaires.
DORIMÈNE.-  C'est une grande gloire, qui n'est pas à rejeter.
MADAME  JOURDAIN.- Madame, je vous prie aussi de ne vous point embarrasser de ce qui ne  vous touche pas.
DORANTE.-  C'est l'amitié que nous avons pour vous, qui nous fait intéresser dans vos  avantages:('115').
MADAME  JOURDAIN.- Je me passerai bien de votre amitié.
DORANTE.-  Voilà votre fille qui consent aux volontés de son père.
MADAME  JOURDAIN.- Ma fille consent à épouser un Turc?
DORANTE.-  Sans doute.
MADAME  JOURDAIN.- Elle peut oublier Cléonte?
DORANTE.-  Que ne fait-on pas pour être grand'dame?
MADAME  JOURDAIN.- Je l'étranglerais de mes mains, si elle avait fait un coup comme  celui-là.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Voilà bien du caquet. Je vous dis que ce mariage-là se fera.
MADAME  JOURDAIN.- Je vous dis, moi, qu'il ne se fera point.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Ah que de bruit.
LUCILE.- Ma  mère.
MADAME  JOURDAIN.- Allez, vous êtes une coquine.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Quoi, vous la querellez, de ce qu'elle m'obéit?
MADAME  JOURDAIN.- Oui, elle est à moi, aussi bien qu'à vous.
COVIELLE.-  Madame...
MADAME  JOURDAIN.- Que me voulez-vous conter, vous?
COVIELLE.-  Un mot.
MADAME  JOURDAIN.- Je n'ai que faire de votre mot.
COVIELLE, à  M. Jourdain.- Monsieur, si elle veut écouter une parole en particulier, je vous  promets de la faire consentir à ce que vous voulez.
MADAME  JOURDAIN.- Je n'y consentirai point.
COVIELLE.-  Écoutez-moi seulement.
MADAME  JOURDAIN.- Non.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Écoutez-le.
MADAME  JOURDAIN.- Non, je ne veux pas écouter:('116').
MONSIEUR  JOURDAIN.- Il vous dira...
MADAME  JOURDAIN.- Je ne veux point qu'il me dise rien.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Voilà une grande obstination de femme! Cela vous fera-t-il mal, de  l'entendre?
COVIELLE.-  Ne faites que m'écouter, vous ferez après ce qu'il vous plaira.
MADAME  JOURDAIN.- Hé bien, quoi?
COVIELLE, à  part.- Il y a une heure, Madame, que nous vous faisons signe. Ne voyez-vous pas  bien que tout ceci n'est fait que pour nous ajuster aux visions de votre mari,  que nous l'abusons sous ce déguisement, et que c'est Cléonte lui-même qui est le  fils du Grand Turc?
 MADAME JOURDAIN.- Ah, ah.
 COVIELLE.- Et moi, Covielle, qui suis le truchement.
MADAME  JOURDAIN.- Ah comme cela, je me rends.
COVIELLE.-  Ne faites pas semblant de rien.
MADAME  JOURDAIN.- Oui, voilà qui est fait, je consens au mariage.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Ah voilà tout le monde raisonnable. Vous ne vouliez pas l'écouter. Je  savais bien qu'il vous expliquerait ce que c'est que le fils du Grand Turc.
MADAME  JOURDAIN.- Il me l'a expliqué comme il faut, et j'en suis satisfaite. Envoyons  quérir un notaire.
DORANTE.-  C'est fort bien dit. Et afin, Madame Jourdain, que vous puissiez avoir l'esprit  tout à fait content, et que vous perdiez aujourd'hui toute la jalousie que vous  pourriez avoir conçue de Monsieur votre mari, c'est que nous nous servirons du  même notaire pour nous marier Madame, et moi.
MADAME  JOURDAIN.- Je consens aussi à cela.
MONSIEUR  JOURDAIN.- C'est pour lui faire accroire.
DORANTE.-  Il faut bien l'amuser avec cette feinte.
MONSIEUR  JOURDAIN.- Bon, bon. Qu'on aille vite quérir le notaire:('117').
DORANTE.-  Tandis qu'il viendra, et qu'il dressera les contrats, voyons notre ballet, et  donnons-en le divertissement à Son Altesse Turque.
MONSIEUR  JOURDAIN.- C'est fort bien avisé, allons prendre nos places.
MADAME  JOURDAIN.- Et Nicole?
MONSIEUR  JOURDAIN.- Je la donne au truchement; et ma femme, à qui la voudra.
COVIELLE.-  Monsieur, je vous remercie. Si l'on en peut voir un plus fou, je l'irai dire à  Rome:('118').
 La comédie finit par un petit ballet qui avait été préparé.
 PREMIÈRE ENTRÉE
Un homme  vient donner les livres du ballet, qui d'abord est fatigué par une multitude de  gens de provinces différentes, qui crient en musique pour en avoir, et par trois  Importuns qu'il trouve toujours sur ses pas. 
 DIALOGUE DES GENS
qui en musique demandent des livres.
qui en musique demandent des livres.
TOUS
À moi,  Monsieur, à moi de grâce, à moi, Monsieur,
Un livre, s'il vous plaît, à votre serviteur.
Un livre, s'il vous plaît, à votre serviteur.
HOMME DU  BEL AIR
 Monsieur, distinguez-nous parmi les gens qui crient.
Quelques livres ici, les dames vous en prient.
Quelques livres ici, les dames vous en prient.
AUTRE HOMME  DU BEL AIR
Holà!  Monsieur, Monsieur, ayez la charité
D'en jeter de notre côté.
D'en jeter de notre côté.
FEMME DU  BEL AIR
Mon  Dieu! qu'aux personnes bien faites,
On sait peu rendre honneur céans.
On sait peu rendre honneur céans.
AUTRE FEMME  DU BEL AIR
Ils  n'ont des livres et des bancs,
Que pour Mesdames les grisettes.
Que pour Mesdames les grisettes.
GASCON
Aho!  l'homme aux libres, qu'on m'en vaille,
J'ai déjà lé poumon usé,
Bous boyez qué chacun mé raille,
Et jé suis escandalisé
De boir és mains dé la canaille,
Cé qui m'est par bous refusé.
J'ai déjà lé poumon usé,
Bous boyez qué chacun mé raille,
Et jé suis escandalisé
De boir és mains dé la canaille,
Cé qui m'est par bous refusé.
AUTRE  GASCON
Eh  cadédis, Monseu, boyez qui l'on pût être;
Un libret, je bous prie, au varon d'Asbarat.
Jé pense, mordy, qué lé fat
N'a pas l'honnur dé mé connaître.
Un libret, je bous prie, au varon d'Asbarat.
Jé pense, mordy, qué lé fat
N'a pas l'honnur dé mé connaître.
LE SUISSE
 Mon'-sieur le donneur de papieir,
Que veul dir sti façon de fifre,
Moy l'écorchair tout mon gosieir
À crieir,
Sans que je pouvre afoir ein lifre;
Pardy, mon foi, Mon'-sieur, je pense fous l'être ifre.
Que veul dir sti façon de fifre,
Moy l'écorchair tout mon gosieir
À crieir,
Sans que je pouvre afoir ein lifre;
Pardy, mon foi, Mon'-sieur, je pense fous l'être ifre.
VIEUX  BOURGEOIS BABILLARD
De tout  ceci, franc et net,
Je suis mal satisfait;
Et cela sans doute est laid,
Que notre fille
Si bien faite et si gentille,
De tant d'amoureux l'objet,
N'ait pas à son souhait
Un livre de ballet,
Pour lire le sujet
Du divertissement qu'on fait,
Et que toute notre famille
Si proprement s'habille,
Pour être placée au sommet
De la salle, où l'on met
Les gens de Lantriguet:
De tout ceci, franc et net
Je suis mal satisfait,
Et cela sans doute est laid.
Je suis mal satisfait;
Et cela sans doute est laid,
Que notre fille
Si bien faite et si gentille,
De tant d'amoureux l'objet,
N'ait pas à son souhait
Un livre de ballet,
Pour lire le sujet
Du divertissement qu'on fait,
Et que toute notre famille
Si proprement s'habille,
Pour être placée au sommet
De la salle, où l'on met
Les gens de Lantriguet:
De tout ceci, franc et net
Je suis mal satisfait,
Et cela sans doute est laid.
VIEILLE  BOURGEOISE BABILLARDE
Il est  vrai que c'est une honte,
Le sang au visage me monte,
Et ce jeteur de vers qui manque au capital,
L'entend fort mal;
C'est un brutal,
Un vrai cheval,
Franc animal,
De faire si peu de compte
D'une fille qui fait l'ornement principal
Du quartier du Palais-Royal,
Et que ces jours passés un comte
Fut prendre la première au bal.
Il l'entend mal,
C'est un brutal,
Un vrai cheval,
Franc animal.
Le sang au visage me monte,
Et ce jeteur de vers qui manque au capital,
L'entend fort mal;
C'est un brutal,
Un vrai cheval,
Franc animal,
De faire si peu de compte
D'une fille qui fait l'ornement principal
Du quartier du Palais-Royal,
Et que ces jours passés un comte
Fut prendre la première au bal.
Il l'entend mal,
C'est un brutal,
Un vrai cheval,
Franc animal.
HOMMES ET  FEMMES DU BEL AIRAh! quel bruit!
Quel fracas!
Quel chaos!
Quel mélange!
Quelle confusion!
Quelle cohue étrange!
Quel désordre!
Quel embarras!
On y sèche.
L'on n'y tient pas. GASCON Bentré jé suis à vout. AUTRE GASCON J'enrage, Diou mé damne. SUISSE Ah que ly faire saif dans sty sal de cians. GASCON Jé murs. AUTRE GASCON Jé perds la tramontane. SUISSE Mon foi! moi le foudrais être hors de dedans.
Quel fracas!
Quel chaos!
Quel mélange!
Quelle confusion!
Quelle cohue étrange!
Quel désordre!
Quel embarras!
On y sèche.
L'on n'y tient pas. GASCON Bentré jé suis à vout. AUTRE GASCON J'enrage, Diou mé damne. SUISSE Ah que ly faire saif dans sty sal de cians. GASCON Jé murs. AUTRE GASCON Jé perds la tramontane. SUISSE Mon foi! moi le foudrais être hors de dedans.
 VIEUX BOURGEOIS BABILLARD
Allons,  ma mie,
Suivez mes pas,
Je vous en prie,
Et ne me quittez pas,
On fait de nous trop peu de cas,
Et je suis las
De ce tracas:
Tout ce fatras,
Cet embarras
Me pèse par trop sur les bras:
S'il me prend jamais envie
De retourner de ma vie
À ballet ni comédie,
Je veux bien qu'on m'estropie.
Allons, ma mie,
Suivez mes pas,
Je vous en prie,
Et ne me quittez pas,
On fait de nous trop peu de cas.
Suivez mes pas,
Je vous en prie,
Et ne me quittez pas,
On fait de nous trop peu de cas,
Et je suis las
De ce tracas:
Tout ce fatras,
Cet embarras
Me pèse par trop sur les bras:
S'il me prend jamais envie
De retourner de ma vie
À ballet ni comédie,
Je veux bien qu'on m'estropie.
Allons, ma mie,
Suivez mes pas,
Je vous en prie,
Et ne me quittez pas,
On fait de nous trop peu de cas.
VIEILLE  BOURGEOISE BABILLARDE
Allons,  mon mignon, mon fils,
Regagnons notre logis,
Et sortons de ce taudis,
Où l'on ne peut être assis;
Ils seront bien ébaubis
Quand ils nous verront partis.
Trop de confusion règne dans cette salle,
Et j'aimerais mieux être au milieu de la Halle;
Si jamais je reviens à semblable régale,
Je veux bien recevoir des soufflets plus de six.
Allons, mon mignon, mon fils,
Regagnons notre logis,
Et sortons de ce taudis,
Où l'on ne peut être assis.
Regagnons notre logis,
Et sortons de ce taudis,
Où l'on ne peut être assis;
Ils seront bien ébaubis
Quand ils nous verront partis.
Trop de confusion règne dans cette salle,
Et j'aimerais mieux être au milieu de la Halle;
Si jamais je reviens à semblable régale,
Je veux bien recevoir des soufflets plus de six.
Allons, mon mignon, mon fils,
Regagnons notre logis,
Et sortons de ce taudis,
Où l'on ne peut être assis.
TOUS
À moi,  Monsieur, à moi de grâce, à moi, Monsieur:
Un livre, s'il vous plaît, à votre serviteur.
Un livre, s'il vous plaît, à votre serviteur.
SECONDE  ENTRÉE
Les trois  Importuns dansent.
TROISIÈME  ENTRÉE
TROIS  ESPAGNOLS chantent.
Sé que  me muero de amor,
Y solicito el dolor.
Aun muriendo de querer
De tan buen ayre adolezco
Que es mas de lo que padezco
Lo que quiero padecer
Y no pudiendo exceder
A mi deseo el rigor.
Sé que me muero de amor,
Y solicito el dolor.
Lisonxeame la suerte
Con piedad tan advertida,
Que me assegura la vida
En el riesgo de la muerte
Vivir de su golpe fuerte
Es de mi salud primor.
Sé que, etc.
Y solicito el dolor.
Aun muriendo de querer
De tan buen ayre adolezco
Que es mas de lo que padezco
Lo que quiero padecer
Y no pudiendo exceder
A mi deseo el rigor.
Sé que me muero de amor,
Y solicito el dolor.
Lisonxeame la suerte
Con piedad tan advertida,
Que me assegura la vida
En el riesgo de la muerte
Vivir de su golpe fuerte
Es de mi salud primor.
Sé que, etc.
Six  Espagnols dansent.
TROIS  MUSICIENS ESPAGNOLS
Ay! que  locura, con tanto rigor
Quexarse de Amor
Del niño bonito
Que todo es dulçura
Ay que locura,
Ay que locura.
Quexarse de Amor
Del niño bonito
Que todo es dulçura
Ay que locura,
Ay que locura.
ESPAGNOL,  chantant.
El dolor  solicita
El que al dolor se da
Y nadie de amor muere
Sino quien no save amar.
El que al dolor se da
Y nadie de amor muere
Sino quien no save amar.
DEUX  ESPAGNOLS
Dulce  muerte es el amor
Con correspondencia ygual,
Y si esta gozamos o
Porque la quieres turbar?
Con correspondencia ygual,
Y si esta gozamos o
Porque la quieres turbar?
UN ESPAGNOL
Alegrese  enamorado
Y tome mi parecer
Que en esto de querer
Todo es hallar el vado.
Y tome mi parecer
Que en esto de querer
Todo es hallar el vado.
TOUS TROIS  ensemble.
Vaya,  vaya de fiestas,
Vaya de vayle,
Alegria, alegria, alegria,
Que esto de dolor es fantasia.
Vaya de vayle,
Alegria, alegria, alegria,
Que esto de dolor es fantasia.
QUATRIÈME  ENTRÉE
ITALIENS
UNE  MUSICIENNE ITALIENNE
fait le  premier récit, dont voici les paroles:
Di  rigori armata il seno
Contro amor mi ribella,
Ma fui vinta in un baleno
In mirar duo vaghi rai,
Ahi che resiste puoco
Cor di gelo a stral di fuoco.
Ma si caro è'l mio tormento
Dolce è sí la piaga mia,
Ch'il penare è'l mio contento,
E'l sanarmi è tirannia.
Ahi che più giova, e piace
Quanto amor è più vivace.
Contro amor mi ribella,
Ma fui vinta in un baleno
In mirar duo vaghi rai,
Ahi che resiste puoco
Cor di gelo a stral di fuoco.
Ma si caro è'l mio tormento
Dolce è sí la piaga mia,
Ch'il penare è'l mio contento,
E'l sanarmi è tirannia.
Ahi che più giova, e piace
Quanto amor è più vivace.
Après l'air  que la Musicienne a chanté, deux Scaramouches, deux Trivelins et un Arlequin  représentent une nuit à la manière des comédiens italiens, en cadence.
Un Musicien italien se joint à la Musicienne italienne, et chante avec elle les paroles qui suivent:
Un Musicien italien se joint à la Musicienne italienne, et chante avec elle les paroles qui suivent:
 LE MUSICIEN ITALIEN
Bel  tempo che vola
Rapisce il contento,
D'Amor nella scola
Si coglie il momento.
Rapisce il contento,
D'Amor nella scola
Si coglie il momento.
LA  MUSICIENNE
Insin  che florida
Ride l'età
Che pur tropp' orrida
Da noi sen và.
Ride l'età
Che pur tropp' orrida
Da noi sen và.
TOUS DEUX
Sù  cantiamo,
Sù godiamo
Né bei dì di gioventù:
Perduto ben non si racquista più.
Sù godiamo
Né bei dì di gioventù:
Perduto ben non si racquista più.
MUSICIEN
Pupilla  che vaga
Mill' alme incatena,
Fà dolce la piaga
Felice la pena.
Mill' alme incatena,
Fà dolce la piaga
Felice la pena.
MUSICIENNE
Ma  poiche frigida
Langue l'età,
Più l'alma rigida
Fiamme non ha.
Langue l'età,
Più l'alma rigida
Fiamme non ha.
TOUS DEUX
Sù  cantiamo, etc.
Après le  dialogue italien, les Scaramouches et Trivelins dansent une réjouissance.
 CINQUIÈME ENTRÉE
FRANÇAIS
PREMIER  MENUET
DEUX  MUSICIENS POITEVINS
dansent, et chantent les paroles qui suivent.
dansent, et chantent les paroles qui suivent.
Ah!  qu'il fait beau dans ces bocages,
Ah! que le Ciel donne un beau jour.
Ah! que le Ciel donne un beau jour.
AUTRE  MUSICIEN
Le  rossignol, sous ces tendres feuillages,
Chante aux échos son doux retour:
Ce beau séjour,
Ces doux ramages,
Ce beau séjour
Nous invite à l'amour.
Chante aux échos son doux retour:
Ce beau séjour,
Ces doux ramages,
Ce beau séjour
Nous invite à l'amour.
SECOND  MENUET
TOUS DEUX  ensemble.
Vois ma  Climène,
Vois sous ce chêne
S'entre-baiser ces oiseaux amoureux;
Ils n'ont rien dans leurs vœux
Qui les gêne,
De leurs doux feux
Leur âme est pleine.
Qu'ils sont heureux!
Nous pouvons tous deux,
Si tu le veux,
Être comme eux.
Vois sous ce chêne
S'entre-baiser ces oiseaux amoureux;
Ils n'ont rien dans leurs vœux
Qui les gêne,
De leurs doux feux
Leur âme est pleine.
Qu'ils sont heureux!
Nous pouvons tous deux,
Si tu le veux,
Être comme eux.
Six autres  Français viennent après, vêtus galamment à la poitevine, trois en hommes, et  trois en femmes, accompagnés de huit flûtes et de hautbois, et dansent les  menuets.
 SIXIÈME ENTRÉE
Tout cela  finit par le mélange des trois nations, et les applaudissements en danse et en  musique de toute l'assistance, qui chante les deux vers qui suivent:
 Quels spectacles charmants, quels plaisirs goûtons-nous!
Les Dieux mêmes, les Dieux, n'en ont point de plus doux.
Les Dieux mêmes, les Dieux, n'en ont point de plus doux.
